Source : Le Devoir
« On peut tout te prendre, sauf ce que tu as dans la tête », disait Asias Belhaj, le grand-père de Rym, de Lyes, d’Amelle, d’Inès, de Doumia. Et Asias, amoureux des sciences, poète à ses heures, n’oubliait pas que le temps et la vieillesse peuvent effacer des souvenirs, des histoires de famille entières, si personne ne les consigne quelque part. Alors il consignait.
Rym, la narratrice des Déterrées, sans doute l’alter ego de l’autrice Katia Belkhodja, reprend, réorganise, sédimente, explique, transmet à son tour : « Mon grand-père écrivait des alexandrins sur la torture. Mon grand-père écrivait des alexandrins sur tout. […] Quand un grand-parent fait des alexandrins pour le plaisir, c’est à l’écrivaillonne de la famille qu’échoue le carton rempli de vieux cahiers, de photocopies, de duo-tangs, de cartes, de lettres. C’est à moi de faire l’inventaire, de lire, d’envoyer aux cousins respectifs les passages qui les feront pleurer. »
La jeune adulte fouille aussi ses propres souvenirs, ceux d’une enfant qui a passé une dizaine d’années à Alger avant d’immigrer à Montréal avec sa mère, convaincue elle-même par sa sœur que le ciel est plus bleu à l’ouest de l’Atlantique, malgré l’ignorance de plusieurs au sujet de l’Algérie et leur racisme ordinaire, naïf et incisif.
Rym a sans doute épluché les manuels d’histoire pour préciser des détails de la colonisation, de la vie de grandes femmes algériennes, a probablement eu de longues discussions avec tantes et cousines pour déterrer les récits des oubliées, de ses prédécesseures qui savaient rouler le couscous et faire preuve d’un courage chargé de bon sens devant les soldats français au temps des révolutions.
« Il ne faut jamais laver une théière », disait Lounja à sa fille Rym. Les aromates des feuilles de menthe perdent en profondeur, autrement. Et bien que Rym ait « dépersonnalisé » l’histoire de sa famille, le récit qu’on nous livre n’a certainement pas perdu le goût de la menthe originelle. Il s’enrichit au fil des infusions, des abondants services de thé que nous offre généreusement l’autrice par bouffées de vapeur odorante, par lames de fumée ardente. Les brasiers sont nombreux dans l’ADN algérien, qui a subi la guerre, la colonisation, qui a résisté.
« Quand mon fils me demande de lui raconter l’Algérie, relate Rym, je lui parle de crème glacée plutôt que de mes longues réflexions à 7 ans sur la meilleure façon de mourir de mort violente […]. Je lui épargnais mes rêveries d’enfance. La crème glacée était vraiment bonne, je prenais un sorbet au citron, c’est un choix éditorial comme un autre. » Les traumatismes s’enrobent de cuillérées sucrées.
Si le récit demeure vibrant de couleurs, d’odeurs, et explique avec finesse au lecteur les angoisses qui ont laissé leurs marques sur les Belhaj, il reste captif du ton éthéré du souvenir. Il explore une génération puis la subséquente, pour ensuite revenir en arrière ; notre attachement aux personnages s’établit lentement. L’autrice a heureusement songé à faire le croquis, au tout début de l’œuvre, d’un arbre généalogique complet, auquel on se référera souvent en cours de lecture afin de ne pas se perdre dans les méandres de son écriture à la fois habile, onirique et labyrinthique.
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