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Avant la guerre en Ukraine, le Québécois Christian Guay-Poliquin était au sommet des vendeurs à Kyiv pour Le poids de la neige. De son côté, Kim Thúy a vendu à ce jour 850 000 exemplaires de ses romans, dans 29 langues et 45 pays. « Même si on est seulement huit millions, le Québec se retrouve partout », se réjouit-elle.
Depuis quelques années, la littérature québécoise s’exporte comme jamais hors des frontières. « Les achats de droits par des éditeurs étrangers, tout comme le nombre d’éditeurs qui exportent, sont en forte hausse », confirme Karine Vachon, directrice générale de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).
De par sa taille, la France demeure le marché de prédilection. Plusieurs auteurs québécois ont fait leur place dans les maisons d’édition françaises, dont Heather O’Neill (Les Escales), Andrée A. Michaud (Rivages), Audrée Wilhelmy (Grasset), Perrine Leblanc (Gallimard) et Kevin Lambert (Le Nouvel Attila), qui a été en lice pour le prix Médicis.
Les auteurs sont aussi de plus en plus traduits. On pourrait nommer Dany Laferrière au Portugal, Michel Rabagliati en Chine, Gabrielle Filteau-Chiba en Italie. Du côté de la littérature jeunesse, Elise Gravel et Jacques Goldstyn ont chacun séduit les Espagnols avec quatre de leurs albums.
« On produit maintenant un catalogue de droits deux fois par année, en anglais, avec extraits traduits, pour présenter nos livres », explique la directrice littéraire chez XYZ, Myriam Caron Belzile. La langue de Virginia Woolf demeure une carte de visite importante pour aspirer à la traduction dans d’autres langues.
Une stratégie qui paie. Dans la décennie 2006-2017, XYZ comptait 52 ventes de droits à l’étranger concernant 21 livres. Puis, seulement de 2018 à 2023, le total a presque doublé, passant à 90 licences pour 36 titres. Là-dessus, à peine 19 licences visaient le marché français.
En 2011, le roman Il pleuvait des oiseaux, de Jocelyne Saucier, paraissait au Québec chez XYZ. Après avoir récolté une dizaine de prix, il s’est vendu à plus de 300 000 exemplaires dans le monde à ce jour, et il vient d’être traduit dans une 20e langue, le mandarin. « Quand j’ai fini de l’écrire, je me suis dit : “Une histoire de petits vieux qui vivent au fond des bois, qui va lire ça ?” Ce n’était pas dans l’air du temps, raconte l’auteure. Mais ce qui m’apparaissait comme un handicap s’est transformé en atout. Au fond, le thème du livre, c’est la liberté. »
C’est en Allemagne que le roman est devenu un phénomène. Ein Leben mehr, la version traduite par Sonja Finck, s’est hissé parmi les plus grands succès littéraires de l’année lors de sa parution en 2019. Il s’en est vendu plus de 150 000 exemplaires depuis. La traductrice ignorait qui était Jocelyne Saucier avant que sa conjointe, qui vient de Gatineau, lui en parle, après avoir entendu l’auteure à la radio.
« Il y a tous les ingrédients de l’image que les Allemands peuvent se faire du Canada, dit Sonja Finck. La nature, les grands espaces, la vie sauvage, mais sans les clichés et les stéréotypes. » C’est aussi une des pistes expliquant le succès récent en Allemagne des auteurs autochtones tels que Michel Jean, Naomi Fontaine, Joséphine Bacon et Louis-Karl Picard-Sioui.
La Foire du livre de Francfort, vitrine d’envergure mondiale où le Canada était invité d’honneur en 2021, a également contribué à cet enthousiasme. Sur les 350 livres canadiens traduits en allemand pour l’occasion, une centaine étaient québécois, dont certains monuments, comme Marie-Claire Blais et Gabrielle Roy, mais aussi des auteurs plus contemporains, comme Éric Plamondon (Taqawan), Catherine Mavrikakis (Le ciel de Bay City), Anaïs Barbeau-Lavalette (La femme qui fuit) ou Jacques Poulin (Volkswagen Blues).
Mais l’engouement avait commencé bien avant Francfort. « Plusieurs villes, comme Paris, Strasbourg ou Londres, consacrent maintenant des festivals ou des thématiques à la littérature québécoise, note Karine Vachon, de l’ANEL. Il y a 10 ans, les lecteurs européens cherchaient les romans historiques du Québec ; aujourd’hui, ils connaissent sa littérature contemporaine. »
Québec Édition, un comité de l’ANEL, s’occupe du rayonnement international de la littérature québécoise. Un programme de fellowship existe depuis 2017 pour accueillir chaque année des libraires de l’Europe francophone au Québec afin qu’ils y rencontrent des collègues.
En 2001, Nelly Arcan avait réalisé l’exploit d’être publiée directement en France, au Seuil. Mais il s’agit d’une rareté. La majorité des auteurs québécois sont publiés chez eux, puis vendent leurs droits à un éditeur étranger.
Pourquoi les livres de la plupart des éditeurs ne sont-ils pas distribués directement dans le marché francophone européen ? « Ça demanderait énormément de ressources, dit Myriam Caron Belzile, de XYZ. Ce serait une concurrence contre beaucoup d’éditeurs plus établis que nous. On a choisi de travailler avec des éditeurs locaux qui feront les efforts de promotion auprès des librairies, des médias et des festivals. »
À l’inverse, La Peuplade, du Saguenay, a fait le pari de se lancer dans le marché européen. Elle vend à la fois de la littérature québécoise et des traductions. « En 2015, on a commencé à traduire en français davantage de livres étrangers, explique le directeur général Simon Philippe Turcot. Je me suis rendu compte que, si je voulais faire de la littérature étrangère à partir du Québec, il fallait aussi être diffusé en France. Ne serait-ce que pour obtenir les droits de traduction, puisque les éditeurs des versions originales ne voulaient pas céder des droits seulement pour le Canada. »
Trois ans plus tard, La Peuplade a signé avec une filiale de Gallimard pour la mise en marché et la distribution de ses titres en Europe. « Notre calendrier littéraire est adapté à celui de la France, donc tous nos livres sortent au même moment là-bas et ici. » L’attrait s’est vite fait sentir. Le roman Les marins ne savent pas nager, de Dominique Scali, Prix des libraires 2023, a d’abord été un best-seller en Europe. Un succès outre-mer peut se traduire par deux à trois fois le nombre d’exemplaires vendus au Québec.
La concurrence est rude. Plus de 5 000 éditeurs publient autour de 65 000 livres chaque année en France, tous genres confondus. La douzaine de titres de La Peuplade peut facilement se noyer dans les 15 000 points de vente de l’Hexagone, dont 3 500 librairies indépendantes.
C’est ici qu’entre en jeu le phénomène de la surdiffusion, une pratique récente des éditeurs. Des employés ont le mandat d’établir des relations directes et personnalisées avec les libraires. « On privilégie la proximité, résume Simon Philippe Turcot. En mai, on prépare déjà la rentrée littéraire de septembre en leur envoyant à l’avance des exemplaires de nos livres. »
À Paris, La Peuplade a embauché Julien Delorme comme directeur commercial pour l’Europe il y a six ans. Il multiplie les rencontres avec les libraires et les médias pour promouvoir les livres de l’éditeur. Selon ce dernier, l’intérêt qu’on observe depuis quelques années dans l’Hexagone est surtout venu de deux livres qui y sont sortis en 2018 : Taqawan, d’Éric Plamondon, publié au Quartanier et chez Quidam en France, et Le poids de la neige, de Christian Guay-Poliquin, l’ultime cession de droits de La Peuplade avant qu’elle change de modèle.
« Les deux titres se sont vendus à plus de 10 000 exemplaires chacun en janvier, rappelle Julien Delorme. Après, il y a eu un appel d’air pour la littérature québécoise. »
Même pour une maison d’édition reconnue, la bataille pour la découvrabilité se joue à la parution de chaque titre. « Au Québec, on peut laisser le gros du travail aux diffuseurs, qui s’occupent des aspects commerciaux, poursuit-il. En France, il faut être en contact privilégié avec les libraires. »
Et les libraires français ne perçoivent plus la littérature produite hors France comme régionaliste, ce qui réjouit Julien Delorme. « Au contraire, quand ils lisent des textes québécois — ou d’Afrique, du Maghreb ou de Suisse —, ils ont affaire à une langue vivante. Alors que les livres franco-français sont souvent dans une langue standardisée qui ne respire plus. »
Depuis son arrivée en terre européenne, La Peuplade a été rejointe par d’autres maisons, comme Le Quartanier, Les 400 coups, Écosociété, La Montagne secrète, La Pastèque, Lux Éditeur et, depuis l’an dernier, Québec Amérique.
Même chemin pour Mémoire d’encrier. « Au départ, on a travaillé avec d’autres maisons d’édition, puis on s’est demandé : “Pourquoi céder des droits plutôt que les vendre directement ?” raconte le directeur général Rodney Saint-Éloi. Nous sommes une maison d’édition profondément indépendante, qui prône une vision décoloniale. On ne peut pas être dans une vision territoriale de la littérature. Il fallait maîtriser les outils de diffusion pour nos histoires. »
La maison d’édition, qui publie beaucoup d’auteurs métissés, veut casser l’idée d’une littérature québécoise provinciale. « Ce qui définit la grandeur d’une maison, c’est sa vision, avance son éditrice Yara El-Ghadban. Le monde entier est au Québec, on n’est pas obligé de passer par les anciennes voies coloniales. On est arrivé à un stade où on peut exiger d’acheter les droits pour l’ensemble du monde, pas seulement l’Amérique du Nord. »
Cela représente aussi un revenu non négligeable. Alors que les auteurs touchent de 8 % à 10 % du prix de vente, un succès à l’étranger peut facilement tripler les revenus. L’écrivaine Jocelyne Saucier souligne que les pays scandinaves sont encore plus généreux dans la part versée aux auteurs, tandis que la Chine paie une avance très élevée.
« Le plus gros écueil dans la rémunération des auteurs, c’est la taille du lectorat, souligne Myriam Caron Belzile, de XYZ. Quand on l’amplifie avec d’autres marchés, c’est considérable. »
Cet article a été publié dans le numéro de novembre 2023 de L’actualité, sous le titre « Écrire ici, être lu ailleurs ».