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«Les femmes ont le droit de se défendre»

Source : Le Devoir

Dans son premier livre, le roman Chienne (Héliotrope, 2019), témoigne d’une enfance passée sous le joug d’un père violent, incestueux et misogyne. À travers une série de vignettes à glacer le sang, elle affronte l’horreur, la dissèque, la donne à voir dans toute sa cruauté et sa laideur, dans l’espoir peut-être de changer les choses.

Son écriture en fragments, ponctuée de phrases percutantes qui s’incrustent dans la mémoire comme dans la chair, a beaucoup été critiquée pour sa facilité. Dans son nouveau livre, l’ Armer la rage. Pour une littérature de combat, qui paraîtra le 14 mars chez Héliotrope, elle répond à ses détracteurs, se portant à la défense d’une forme qui reprend la logique d’un état de stress post-traumatique. « L’écriture par fragments moule les contours d’une mémoire morcelée, écrit-elle. Tout simplement. Prétendre qu’elle traduit une paresse d’écriture, c’est refuser que les réalités des femmes qui vivent avec un trauma soient adéquatement représentées. C’est nous refuser une existence littéraire. C’est misogyne et ignare. »

Cette verve, cette colère, marque chaque page de cette grande réflexion intime et politique sur le trauma, de cette charge littéraire contre la culture du viol, la banalisation de la violence et une société qui prive les femmes et les minorités d’agentivité.

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Après Chienne, l’écrivaine croyait en avoir fini avec l’écriture et la pensée de la violence, comme si la mise sur papier pouvait permettre de dépasser les blessures du passé et le rapport au père. Or, bien que la rédaction lui ait permis de reprendre le contrôle de son histoire et de réclamer le pouvoir de dénoncer, le besoin de comprendre et d’intellectualiser, lui, demeure intact.

« Mon roman m’a permis de travailler sur une dimension très précise de la violence : l’inceste. En offrant cet imaginaire aux lecteurs, j’espérais pouvoir expliciter cette réalité et ses conséquences, et ainsi provoquer un questionnement sur ce qui doit être changé. Depuis, j’ai compris qu’un seul projet ne permet pas de comprendre toutes les dimensions de la violence. Avec mon essai, je veux en saisir la dimension sociale. »

Valider les victimes

Armer la rage s’ouvre sur un épisode d’agression, lorsque Marie-Pier Lafontaine est victime d’attouchements dans le métro de Montréal ; une attaque qui ravive ses souvenirs et ses traumas, la plongeant dans une série de flash-back, accentuant sa crainte, partagée par plusieurs femmes, de sortir de la maison, de se promener seule dans les rues le soir. Pour surmonter l’anxiété qui lui noue la gorge, et se donner les moyens de répliquer aux agresseurs, elle s’inscrit à un cours d’autodéfense pour femmes, offert par le Service de police de la Ville de Montréal.

« Très vite, on m’a fait comprendre que les femmes qui osent se défendre s’en sortent souvent plus amochées. En ripostant, elles sont plus à risque de faire escalader la situation, et de vivre une violence létale. J’aurais voulu qu’on me donne l’illusion que je pouvais agir. Il faut renverser ce discours, qui perpétue cette idée que nous sommes impuissantes et qui justifie le pouvoir que les hommes se donnent sur nous. »

Au cours de ses recherches, l’écrivaine a découvert que la société ne manquait pas de brèches pour invalider les expériences traumatiques et les violences subies par les minorités. Notamment parce que les premières recherches sur le trauma étaient majoritairement androcentrées, écrites par ceux-là mêmes qui profitent du maintien en place des systèmes d’oppression.

Les événements considérés dans le pronostic étaient donc limités à ceux qui perturbent la vie des hommes des classes dominantes : attentats, guerres, accidents… Les violences interpersonnelles, le harcèlement, l’intimidation et les agressions sexuelles commises à l’intérieur du couple n’étaient pas considérés, tous comme les traumas indirects et insidieux, qui menacent au quotidien le sentiment de sécurité des femmes et des minorités culturelles et de genre, et provoquent anxiété, peur et hypervigilance.

« Ces manifestations physiques participent du trauma. Prétendre le contraire, prétendre que quelqu’un doit avoir subi dans sa propre chair un assaut d’une ampleur démesurée pour souffrir de la violence, garde les agresseurs irresponsables, encourage la perpétuation de ces actes et ne suscite pas de changements politiques et sociaux », affirme-t-elle.

Une culture d’agentivité

Marie-Pier Lafontaine aborde aussi de plein fouet un reproche souvent adressé aux écrivains de sa génération : celle de créer une culture victimaire, tournée vers le passé, où chacun ne se définit qu’à travers ses traumas, comme ce professeur à la Sorbonne qui lui avait reproché de faire de la littérature un espace de dénonciation.

« J’ai l’impression que certaines personnes pensent que la littérature politique, qui cherche à dénoncer, perd ses qualités esthétiques. Pour moi, politique et esthétique sont indémaillables. C’est une forme de dénonciation qui ne relève pas du témoignage et de la vérité factuelle, mais qui met en place une vérité de la représentation, ouvre une brèche vers les autres survivant.e.s et replace ce qui est dans les marges au centre du débat social. Être une femme et écrire Je est un geste de transgression et d’affirmation. On n’est pas dans une culture de victime, mais plutôt dans une culture d’agentivité. On est en train de dire non, de refuser d’être complètement détruit par la violence et le silence. »

Armer la rage. Pour une littérature de combat 

Marie-Pier Lafontaine, Héliotrope, Montréal, 2022, 114 pages

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