Paru en premier sur (source): journal La Presse
Publié à 1h48 Mis à jour à 7h00
« C’est un mal nécessaire », explique Daniel Bertrand, directeur général du Groupe Bertrand Éditeur, qui publie des romans et des biographies grand public.
Pourquoi un mal ? « Parce que les ressources sont de plus en plus rares. Le prix du papier augmente en flèche et on essaie de rouler le plus serré possible pour éviter le pilon. »
Pourquoi « nécessaire » ? « On souhaite toujours imprimer ce qu’on pense pouvoir mettre en marché, en gardant un talon pour d’éventuels réassorts [réapprovisionnements], mais ça reste spéculatif », répond M. Bertrand.
Bien malin l’éditeur qui n’a jamais raté la cible.
Les stocks excédentaires des éditeurs, s’ils étaient donnés à gauche et à droite, risqueraient de noyer le marché du livre québécois et de dévaloriser le travail d’auteur, s’entendent les acteurs de l’industrie.
Des tonnes d’ouvrages neufs finissent donc immanquablement dans un conteneur, faute d’acheteurs. « Il y a un enjeu pédagogique », souligne Tania Massault, directrice générale aux Éditions Alto et présidente du Comité spécial sur l’écologie du livre de l’Association nationale des éditeurs de livres.
Quand on dit aux gens qu’un livre est détruit, il y a une réaction intense. C’est un objet culturel qui a une valeur émotionnelle très forte. Il y a une grande incompréhension.
Tania Massault, présidente du Comité spécial sur l’écologie du livre de l’Association nationale des éditeurs de livres
Sans cœur, les éditeurs ? « C’est l’affaire la moins l’fun au monde de devoir détruire des livres pour lesquels on s’est engagé financièrement, émotivement et créativement », rectifie Marc-André Audet, fondateur et patron des éditions Les Malins, habituées aux succès en librairie.
PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE
L’Association nationale des éditeurs de livres mène un projet-pilote avec l’entreprise Rolland (Sustana) pour revaloriser le pilon afin d’en faire du nouveau papier imprimable.
Pénurie de papier et coût d’impression
Face à la pénurie de papier, les éditeurs n’ont-ils pas été tentés, dans la dernière année, de hausser les tirages, question d’éviter d’éventuels retards de réimpression ?
« Assurément, acquiesce M. Bertrand, dont la maison d’édition chapeaute notamment Les éditeurs réunis et Les éditions JCL. Mais on ne le fait pas aveuglément. On doit sans cesse resserrer nos stratégies pour éviter le pilon, parce que c’est un cercle vicieux : on imprime plus, on a moins de papier, on a moins de papier, on veut imprimer plus. »
PHOTO MARCO CAMPANOZZI, ARCHIVES LA PRESSE
Marc-André Audet, fondateur et patron des éditions Les Malins
Le coût de production d’un livre a explosé de façon hallucinante, surtout à cause du prix du papier. Ça a monté davantage en 3 ans que dans les 25 années précédentes.
Marc-André Audet, fondateur et patron des éditions Les Malins
Évidemment, faire imprimer 5000 exemplaires d’un livre plutôt que 500 entraîne une économie d’échelle. Mais encore faut-il les vendre… « L’industrie est très tentée d’augmenter les tirages pour que les tableaux Excel montrent que les ratios sont bons », note M. Audet, des Malins.
Pour cette raison, il s’attend à « beaucoup de pilon » dans les prochaines années. Ce pilon de masse pourrait venir à bout des économies des éditeurs en même temps que les livres qui y passent.
Un phénomène mal quantifié
La décision finale de sacrifier un stock « dormant » appartient aux éditeurs, mais ce sont les distributeurs qui exécutent le pilon.
En France, ce sont plus de 140 millions de livres neufs qui prennent le chemin du recyclage chaque année, selon une étude du Bureau d’analyse sociétale pour l’information citoyenne et les données du Syndicat national des éditeurs.
Et au Québec ? Impossible de le savoir précisément, puisqu’aucune organisation ne compile ces données potentiellement explosives. Les distributeurs sont « très frileux » à l’égard du sujet, explique Tania Massault. Depuis deux ans, elle tente d’obtenir des données fiables, en vain.
Environ le tiers des nouveautés acheminées dans les librairies du Québec seront retournées à l’expéditeur, selon des données publiées par l’Observatoire de la culture et des communications en août 2021.
Selon nos calculs, ce sont donc de 5 à 10 millions d’exemplaires neufs qui ont retrouvé, en 2020, les entrepôts des distributeurs après avoir passé quelques mois chez un détaillant. Quelle proportion de ces stocks finit en ballots de papier ? Dans l’Hexagone, elle est de 60 %, selon le Syndicat national de l’édition, qui regroupe quelque 700 maisons d’édition.
Bien que ces ratios seraient moindres au Québec, nous pouvons aisément déduire que les livres neufs qui y sont détruits chaque année se chiffrent en millions.
« Ça me fait penser exactement au gaspillage alimentaire, dit Karel Mayrand, directeur général du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets. On surproduit pour ne pas être en manque, mais ça induit inévitablement des pertes. Le domaine littéraire n’échappe pas à ça. »
Stratégie marketing
« Plus tu es un éditeur grand public, plus l’effet marketing est important. Si, lors de la mise en marché, j’ai une pile de six livres dans une librairie, je vais peut-être en vendre quatre, note M. Bertrand, du Groupe Bertrand Éditeur. Mais si j’avais eu quatre exemplaires, je n’aurais sans doute pas vendu les quatre. Les six étaient nécessaires ; ça ne veut pas dire que les deux autres vont se retrouver au pilon. Il faut que la pile soit plus grosse que ce qu’on s’attend à vendre raisonnablement. »
Le pilon guette surtout les livres « qui ont un rythme de vie extrêmement rapide », explique Anthony Glinoer, professeur à la Faculté des lettres et des sciences humaines de l’Université de Sherbrooke. Le spécialiste de l’histoire du livre et de l’édition cite en exemple les biographies de vedettes et les