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Les mots bleus

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La littérature et la musique entretiennent depuis longtemps des rapports fertiles. Dans cette série intitulée Lectures musicales, Le Devoir explore un genre musical et ses déclinaisons littéraires avec l’aide d’observateurs passionnés de notes et de mots. Cette semaine, on s’intéresse au jazz.

« Nous y voilà, pensa Simon. Il aurait pu penser l’endroit est sympathique. Le penser comme n’importe quel amateur de jazz qui découvre un lieu où se joue sa musique préférée. Oui, il aurait pu le penser. Mais Simon n’était pas un quelconque amateur, il était de ceux qui le font, le jazz, l’ont fait, l’auront fait. Alors, qu’a-t-il pensé, ou plutôt, que ressentait-il en découvrant l’ambiance de ce club, une ambiance rouge, un rouge doux mais assez sombre, adouci par le rouge clair des abat-jour des petites lampes des tables ? »

Dans Un soir au club, de Christian Gailly — lui-même ancien musicien —, Simon Nardis, ex-pianiste reconverti en technicien de chauffage, renoue avec son ancien milieu après des années, dans un bar de province. Depuis plus d’un siècle, chez Gailly comme chez bien des auteurs mélomanes, invoquer les notes bleues permet autant de planter un décor que de rompre avec des formes trop classiques.

Il peut être feutré (certains diront « minou »), improvisé, hurlant, manouche. Le jazz a mille visages. Stanley Péan, auteur et animateur radio, est comme qui dirait LA référence en jazz, et en livres sur le jazz, au Québec. « C’est toute l’histoire du XXe siècle qui est ponctuée par le jazz et ses dérives », dit-il. En 2019, son recueil De préférence la nuit retraçait entre autres le parcours de figures tragiques comme Billie Holiday, Chet Baker ou Bix Beiderbecke. Ce dernier inspira d’ailleurs en 1938 le personnage du trompettiste Rick Martin, protagoniste de Young Man With a Horn, étude de Dorothy Baker sur les excès du génie. La traduction française était signée par nul autre que Boris Vian, illustre maniaque de jazz. Le roman fut adapté au cinéma, avec Kirk Douglas dans le rôle principal.

Une musique noire

The Great American Art Form émerge au tournant du XXe siècle à La Nouvelle-Orléans du métissage (très rapidement résumé ici) des chants gospels et des cuivres européens. Le jazz est d’abord l’expression artistique d’un peuple, les Noirs des États-Unis. « C’est un art né dans la communauté afro-américaine et forgé par son histoire, même si, au fil du temps, c’est devenu un art universel », dit Stanley Péan. Difficile d’ignorer son rôle dans la Renaissance de Harlem, ce mouvement artistique et politique qui faisait au début du XXe siècle rayonner l’excellence noire. Des jazzmen comme Louis Armstrong et Duke Ellington s’installent au nord de la 96e Rue de Manhattan. Claude McKay, un Jamaïcain, passe par ce bouillon culturel avant de prendre le chemin de l’Europe et d’y fréquenter les milieux libertaires. Son premier roman, Home to Harlem, fait la chronique de ce milieu dans tout ce qu’il a d’excès, au point où les intellectuels Marcus Garvey et W.E.B. Du Bois accusèrent McKay d’alimenter le mythe des Noirs débauchés. Dans son Romance in Marseille (1933), le ragtime et le jazz musette des cafés des bas-fonds de la ville de Provence rythment l’action.

La Renaissance de Harlem a laissé un riche héritage, selon Stanley Péan. « On peut penser à un roman comme Jazz, de Toni Morrison, une histoire de meurtre teintée par la musique. Au Québec, on a par exemple Dany Laferrière, avec Comment faire l’amour avec un Nègre sans se fatiguer. Dany n’est pas un spécialiste de jazz, loin de là, mais il a choisi de ponctuer son récit de jazz, puisque le coloc du héros passe ses journées à écouter Charlie Parker et Charles Mingus. »

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Aux Nuits de la poésie

Qui dit jazz dit aussi avant-gardes littéraires. Les formes irrégulières et cinglantes du bop et du be-bop des années 1940-1950 auront inspiré de nombreux poètes, notamment ceux de la Beat Generation. Les œuvres emblématiques comme le poème-fleuve Howl d’Allen Ginsberg et le roman Sur la route de Jack Kerouac résonnent au son du saxo et de la trompette. « Il y a un terme qu’on associe à cette mouvance poétique : la prosodie bop. Les poètes vont s’inspirer de la rythmique, du flow du jazz, pour développer leur phrasé ou leur ligne poétique », dit Eric Fillion, professeur adjoint à l’École des langues et littératures de l’Université de Guelph et auteur de l’essai Jazz libre et la révolution québécoise.

Le phénomène n’a pas cours qu’aux États-Unis. Dans le Québec d’après la Révolution tranquille, la scène artistique est en ébullition. C’est dans cet environnement qu’apparaît le Quatuor de jazz libre du Québec, formé de quatre jeunes gens fascinés par les potentiels de libération politique et esthétique du free-jazz : Jean Préfontaine, Yves Charbonneau, Guy Thouin et Maurice C. Richard. « Le groupe ne se serait pas formé s’il n’y avait pas déjà une réflexion amorcée au Québec sur les liens entre jazz et poésie », dit Eric Fillion.

Les poètes derrière l’aujourd’hui légendaire revue Parti pris, comme Paul Chamberland ou Yves Préfontaine (le frère de l’autre), se nourrissent de cette musique pour insuffler une pulsion de vie aux écrits. « Un Claude Gauvreau, par exemple, issu du mouvement automatiste et ami des Préfontaine, je suis convaincu qu’il s’est inspiré du free-jazz, même si Jazz libre n’a jamais vraiment été dans la lignée des automatistes, dit M. Fillion. L’improvisation ouvre la voie aux auteurs pour expérimenter avec la forme, avec le rythme. Sa colère et son urgence alimentent le propos. » Rien qu’à voir, on voit ben. Il suffit de relire les travaux de Gauvreau en exploréen, comme les poèmes rassemblés dans Étal mixte, pour s’en convaincre.

Au courant des années 1970, le free-jazz québécois perd du terrain au profit d’une chanson folk aux paroles nationalistes. « Après la victoire du Parti québécois, l’accent est vraiment mis sur la langue. »

Les suggestions jazzées de Stanley Péan

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