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«Les terres indomptées»: survivance sauvage à l’époque coloniale

Source : Le Devoir

Captivant, brillant, glauque et lumineux, le cinquième roman de l’Américaine Lauren Groff, intitulé Les terres indomptées, paraît chez Alto dans une généreuse traduction de . En 1610, une jeune servante de 15, ou 16, ou 18 ans (comment pourrait-elle le savoir, elle que l’on a abandonnée encore vagissante sur le pas de la porte d’un misérable orphelinat anglais ?) s’enfuit d’un fort de la Virginie coloniale une nuit de fin d’hiver, de fin du .

Dans la besace de l’héroïne, qui ballote contre ses jupons crasseux : une timbale, un silex, une hachette, un couteau, deux couvertures de laine chargées de poux. En son  : le souvenir d’une carte du territoire, et la certitude que quelqu’un viendra la sauver, puisqu’elle a été pétrie par cet espoir insensé toute son existence, tantôt battue par le fils de sa maîtresse, tantôt enfermée à clé dans une salle pour prendre soin d’un mourant de la peste. Et en son cœur : l’amour de , qui s’étiole et se transforme au rythme de sa course effrénée.

Que reste-t-il de si spécial à l’Européenne loin des siens, loin de ceux qui l’ont terrifiée par leur barbarie, qui lui ont appris que le territoire est antagoniste, que la beauté réside dans les cathédrales et dans l’artifice, que les Premiers Peuples sont des êtres cruels à civiliser ? Que reste-t-il quand Dieu se confond au bruit des cascades qu’un ours contemple avec émerveillement ?

Entre l’humain et la bête

Au fil de son pèlerinage insensé vers le — là où, dit-on, se trouvent les Français, dont elle connaît les rudiments de la langue —, la jeune fille entre en contact avec une nature toujours plus sauvage, indomptée. Si l’écriture de Lauren Groff peut, d’emblée, sembler étouffer sous la lourdeur de l’abondance des métaphores, des énumérations et autres procédés littéraires — style tout à fait cohérent avec utilisé par les auteurs du temps du —, le lecteur contemporain s’habitue progressivement, trouve la lumière dans cette véritable forêt textuelle (au point, semble-t-il, d’en adopter lui-même le ton !), à la manière de la jeune héroïne qui trace son chemin entre ronces et tendres bourgeons.

À cette s’accrochent parfois des formulations rudes, presque vulgaires, qui nous crachent au visage notre animalité, animalité qui montre progressivement toute sa lumière et sa beauté. Alors que la fuyarde s’imbrique progressivement à l’écosystème qui l’entoure, les bêtes se vêtissent de traits qu’elle pensait jusque-là ne pouvoir réserver qu’aux siens.

Forte est la tentation de se mesurer, au fil de la lecture, à la débrouillardise, à l’ingéniosité, à la résilience de la jeune fille. Ô lecteur, semble dire Groff, survivrais-tu aux épreuves de mon héroïne ? Es-tu à ce point dénaturé toi-même que tu ne connais plus rien, du tout, de ces forêts qui t’entourent ? Difficile de ne pas percevoir les précieuses connaissances des Premiers Peuples, étouffées par des siècles d’oppression, comme des vérités essentielles, dont l’Européen n’a stupidement jamais su estimer la valeur — est-il encore temps ?

Les terres indomptées

★★★★

Lauren Groff, traduit par Carine Chichereau, Alto, , 2025, 240 pages

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