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«L’heure des prédateurs»: Giuliano da Empoli, prophète inquiet

 

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Le semble changer à toute vitesse. Son orbite, en raison d’une série d’événements, semble aujourd’hui s’être déplacée : avancées de l’intelligence artificielle, attaques répétées contre la démocratie, multiplication des foyers de guerre.

Un peu prophète, lanceur d’alertes, romancier d’un réel et « scribe aztèque », l’ancien conseiller politique italo- estime avoir quelques clés pour nous aider à comprendre le chaos dans lequel nous avançons.

Dans la foulée de son essai Les ingénieurs du chaos (JC Lattès, 2019, aujourd’hui en poche), dans lequel il exposait les idéologues et les experts du es mégadonnées travaillant dans l’ombre à la solde des nouveaux leaders nationaux-populistes (, Bolsonaro, Matteo Salvini), Giuliano da Empoli nous revient en chroniqueur inquiet d’un nouvel ordre mondial qui se dessine sous nos yeux. Une nouvelle réalité, fruit corrompu d’une alliance entre géants de la tech et dirigeants populistes, où l’usage de la force brute semble devenir le mode d’opération.

Observateur discret qui circule depuis plusieurs années dans les coulisses du pouvoir, en comme en , conteur habile, Giuliano da Empoli, qui enseigne à l’Institut d’études politiques de , dresse dans L’heure des prédateurs une série de portraits aussi inquiétants que fascinants. Des anecdotes de haut vol qui, mises bout à bout, forment un portrait glaçant de notre époque.

« Il y a des moments où la réalité a plus d’imagination que la fiction, fait remarquer depuis Paris Giuliano da Empoli. Et si vous mettiez certaines situations et certains personnages de ce livre-ci dans une fiction, ils seraient considérés comme peu plausibles. »

Une réalité qui s’est imposée et qui lui a donné l’envie de mettre de côté l’écriture de son prochain roman pour pondre ce livre imprévu où passent les silhouettes inquiétantes de Donald Trump, de Nayib Bukele, le président salvadorien, et du prince saoudien Mohammed ben Salmane, « réincarnation de César Borgia [le modèle du Prince de Machiavel] à siècles de distance ». Mais aussi celles des patrons de grandes entreprises de la tech, comme Elon Musk ou le p.-d.g. d’OpenAI, Sam Altman.

« J’essaie de raconter dans le livre que ce processus était évitable et que, si nous sommes arrivés à ce stade, c’est aussi, à mon avis, par une forme de soumission culturelle des vieilles élites politiques face à la machine de la tech », explique l’écrivain, 51 ans, dans son français parfait tout juste voilé d’un léger accent italien.

Mais s’il y a encore quelques années « le chaos numérique était l’arme des insurgés qui combattaient le système, il est aujourd’hui devenu le sceau des puissants et des dominants », estime Giuliano da Empoli. Au fil d’une série de processus qu’il qualifie, inquiet, de « rituels de dégradation », cette forme de chaos et d’absence de règles est en train de devenir hégémonique. « On bascule dans autre chose. »

Observateur discret

« Je ne suis pas pessimiste, assure Giuliano da Empoli. Il y a en Europe une volonté de faire obstacle à cette surpuissance. Et d’ailleurs, l’acharnement avec lequel les prédateurs, les prédateurs politiques à la Trump et les prédateurs de la tech à la Musk et à la Zuckerberg, se ruent sur l’Europe, sa régulation et ses institutions nous dit qu’ils perçoivent tout ça comme un obstacle. »

« Géographiquement, vous êtes au dans une position sûrement plus inconfortable de ce point de vue, mais je peux vous dire, en tant qu’Européen, qu’il y a ici, non seulement de la solidarité, mais de l’admiration par rapport à ce qui se passe au Canada, souligne l’auteur du Mage du Kremlin (Gallimard, 2022, Grand Prix du roman de l’Académie française). Le reproche que je fais en ce moment aux leaders européens, c’est d’être encore dans la ruse tactique. Au fond, personne n’a réagi à l’offensive et à la rhétorique formidablement violente de Trump et d’autres contre l’Europe. »

Que ce soit lors de la dernière Assemblée générale des Nations unies, au cours d’une rencontre sur l’intelligence artificielle organisée par le premier ministre du Canada à ou bien à l’occasion du « Davos du désert », à Riyad, en Arabie saoudite, Giuliano da Empoli se fait le témoin d’un monde en train de basculer.

S’il assure aujourd’hui ne plus être conseiller politique et n’avoir aucun titre officiel, l’essayiste a néanmoins été présent lors de plusieurs événements internationaux récents, accompagnant souvent à titre d’invité le président français, Emmanuel Macron. Comme une mouche posée sur la tapisserie, il observe discrètement, voit sans être vu, essaie de comprendre ce qui se trame sous la surface des choses.

« Nous sommes, et c’est un peu aussi un caractère de l’époque, dans une phase où tout le monde tâtonne. Et le fait d’être placé dans une position de grand pouvoir, au fond, ne vous épargne pas le tâtonnement », croit l’essayiste. L’époque où il suffisait d’accumuler de l’information pour comprendre le monde ou pour prédire l’avenir lui semble révolue.

Menaces de l’intelligence artificielle

À ses yeux, le principal danger des nouvelles technologies, et notamment de l’intelligence artificielle, est l’absence de régulation, l’opacité dans laquelle elles évoluent. Pour lui, l’IA est « une forme d’intelligence autoritaire », qui transforme les données, nos données, en un pouvoir qui a le potentiel de se retourner contre nous. En un mot, écrit-il, « ils veulent qu’on remplace l’intelligence par la foi ».

S’il s’agit selon lui d’une technologie extraordinaire, le problème principal de l’intelligence artificielle est que sa « gouvernance est catastrophique et fait qu’elle est simplement aux mains d’un nombre très restreint de sujets, hyperpuissants, qui la développent pour nourrir leurs desseins de pouvoir ».

Lecteur de Suétone et de Machiavel, il sait que les classiques ont beaucoup à nous dire à propos de l’époque dans laquelle nous vivons. À commencer par le fait que politique et morale ne font pas bon ménage. Et si les nouveaux « borgiens », les prédateurs, ne lisent pas les Anciens, ils savent en tout cas s’y reconnaître.

« Pour qui sait s’en servir, écrit Giuliano da Empoli, l’histoire est avant tout le moyen de comprendre ce qui se passe de véritablement nouveau. » Et l’histoire est en marche.

L’heure des prédateurs

Giuliano da Empoli, Gallimard, Paris, 2025, 151 pages

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Giuliano da Empoli L’heure des prédateurs

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