Paru en premier sur (source): journal La Presse
Entamé en 2020, L’homme de trop était censé, à l’origine, être un récit de science-fiction. Puis la réalité s’est emballée pour en faire une histoire actuellement très plausible : celle d’un écrivain médiocre séduit par les sirènes de l’intelligence artificielle (IA) et son cortège de gloire superficielle. Rencontre avec Antoine Dion-Ortega, auteur en chair et en plume, dont le premier roman soulève des enjeux éthiques et artistiques brûlants d’actualité.
Publié à 9 h 00
Quand Antoine Dion-Ortega s’est installé derrière son clavier, en pleine pandémie, ChatGPT et compagnie étaient encore loin d’occuper le devant de la scène. C’est par pure intuition qu’il s’est lancé dans ce scénario où Augustin, écrivain québécois peu inspiré, accepte la proposition d’une obscure entreprise technologique, consistant à publier un livre sous son nom, mais entièrement et secrètement généré par IA.
Alors que le roman artificiel, jugé excellent, est acclamé par la critique et le public, le pseudo-auteur se gargarise de gloire et d’honneurs, jusqu’à ce qu’une ombre apparaisse au tableau : le voilà traqué par un inconnu qui semble connaître la vérité.
« J’ai vraiment commencé sur le mode de la science-fiction. J’explorais les modèles d’intelligence artificielle qui en étaient à leurs balbutiements. Les textes produits allaient dans tous les sens, ça passait du coq à l’âne, ce n’était pas du tout utilisable pour une quelconque publication », explique l’auteur, enseignant en francisation, qui s’est inspiré de ces discours décousus pour l’un de ses personnages, Papson Ballo.
Puis ChatGPT a débarqué sous les projecteurs à la fin de 2022, altérant l’éclairage sur le projet d’Antoine Dion-Ortega. « J’ai eu un petit moment de panique, parce que l’actualité me rattrapait et mon livre n’était plus de la science-fiction, il devenait dès lors non seulement possible, mais probable », se souvient-il.
À son grand étonnement, sa crainte de voir son livre noyé dans une grande vague de nouvelles publications sur le thème de l’IA ne s’est pas concrétisée, même si certains titres commençaient à bourgeonner (Te souviens-tu de ta naissance?, de Sean Michael).
Blanchiment de romans
L’homme de trop, aux airs de satire sociale, se noue ainsi autour du thème de l’imposture, dont se drapent des manipulateurs prêts à tout pour obtenir un statut social valorisé. Le mythe romantique de l’auteur s’en retrouve également éreinté, à mesure que la superficialité du personnage principal ne cesse de s’étaler au grand jour, alors que le public, les médias et le milieu littéraire (moqués eux aussi) ne cessent d’applaudir à tout rompre cet écrivain de pacotille.
PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE
Antoine Dion-Ortega
« Augustin blanchit des histoires, un peu comme on blanchit de l’argent. C’est comme une nouvelle génération de faux-monnayeurs, très difficiles à distinguer des vrais auteurs », lance Antoine Dion-Ortega, alors que l’on apprenait que l’outil d’IA de Meta avait absorbé un Everest de livres piratés.
Bien que le protagoniste se complaise dans cette position avantageuse à l’avant-scène, il reste taraudé par l’ombre de ce mystérieux harceleur, comme une épine dans le soulier menaçant de déchirer le voile de son mensonge.
Le récit est ainsi conté avec un côté thriller évoquant Patrick Senécal, par ses rebondissements constants, son style noir et un langage populaire insufflé dans les dialogues, le tout servi avec quelques accents acides houellebecquiens – deux influences avouées de l’écrivain.
Un label « véritable auteur »
Achèteriez-vous un livre écrit par une IA ? Telle est l’une des questions posées par l’une des têtes pensantes de l’entreprise derrière le projet. Et à laquelle Augustin répond instinctivement par la négative. Pour l’auteur, l’attitude face à cette interrogation sera cruciale pour l’avenir de la littérature et de l’art.
« J’ai réalisé que c’est vraiment la question qui va déterminer si on continue ou pas dans cette voie. La suite va appartenir aux lecteurs : accepteront-ils de commencer à lire des livres sans auteur ? Cette question n’a jamais été aussi pertinente et va déterminer l’avenir du métier d’écrivain », entrevoit M. Dion-Ortega, qui évoque d’éventuels certifications ou labels d’authenticité qui pourraient, peut-être, fleurir un jour sur des couvertures de livres.
« Ce ne sera pas noir ou blanc, il risque d’y avoir une zone grise, avec des ouvrages écrits à 50 % ou 60 % par une IA. Une transition va se faire, les auteurs seront peut-être vus comme des artisans, mais j’ose espérer que les lecteurs vont continuer à vouloir vivre une interaction humaine. Des questions éthiques extrêmement pointues vont se poser aux institutions qui encadrent la littérature, un peu comme pour la photo avec le degré d’utilisation de Photoshop », indique celui qui pense que certains genres risquent de pâtir davantage de l’intrusion de l’IA, comme la fantasy, la science-fiction ou l’horreur.

L’homme de trop
Tête Première
264 pages