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Littérature jeunesse: renommer le vivant pour renaître au monde

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Le vivant est en péril. Il est cruel de le dire, anxiogène de se le rappeler et épuisant de le répéter. La catastrophe climatique menace une vie qui a mis des millénaires à se générer et, chaque jour, de nombreuses espèces végétales et animales disparaissent. Mais que connaissons-nous de ces espèces vivantes avec lesquelles nous cohabitons ?

Elles font leur chemin dans le béton craquelé des ruelles, peuplent les forêts, embaument les printemps et dessinent le ciel. Depuis quelque temps, les titres de littérature qui en font leur sujet se démultiplient, s’appliquant à les représenter, à les mettre en scène, à les décrire et, à travers elles, à raconter des histoires. Que nous disent ces oeuvres, quelles sont les motivations qui animent leurs créatrices et, enfin, qu’est-ce qui surgit de notre imaginaire lorsqu’on se met, soudainement, à nommer le vivant qui nous entoure ?

Nommer, pour l’amour

En introduction de son magnifique ouvrage Nos fleurs, écrit : « Pour aimer laNature, il faut savoir nommer ce qui la compose. Il est difficile de dire qu’on aime “les gens”, en général… mais il est facile de dire : j’aime Manoé, Ulysse, Mishka ; j’aime Edmond, , Albert, Romane, Mai, Lou et  ; j’aime ces personnes et je sais les nommer. Et si je les aime, je veux les protéger. »

Peut-on aimer sans connaître ou, à tout le moins, reconnaître ? Julie Lanthier, autrice de Plume et enchantement — fable écologique où, par la volonté des animaux, la vie se remet au monde —, avait envie de retisser le fil rompu entre les formes du vivant. « C’est plus facile de protéger ce qu’on connaît et ce qu’on aime. À l’école où je travaillais en Minganie, peu d’enfants fréquentaient la forêt, et cette déconnexion-là m’inquiétait. J’ai voulu inviter les enfants dans le bois pour qu’ils développent un attachement et aient envie de le préserver. »

Pour Mathilde Cinq-Mars, à qui l’on doit les illustrations de Nos fleurs, mais aussi de Nos oiseaux, notamment, il ne suffit pas de représenter les espèces pour susciter l’intérêt. Plutôt, les incarner dans leur rapport au vivant et leur infuser un caractère unique, voilà l’invitation qu’elle propose au jeune lectorat. « Pour moi, les fleurs, ce sont des amies. En les dessinant, je trouvais ça évident qu’elles avaient leur personnalité, leur regard, leur environnement. Et quand je recevais les textes d’Anaïs, je sentais que c’était ça pour elle aussi, et ça me faisait du bien d’entendre, à travers elle, la voix de ces fleurs-là. »

Une démarche qu’Agathe Tupula Kabola, orthophoniste, chroniqueuse et autrice, encourage, soulignant que l’enfant apprend mieux dans un cadre plus authentique que par une simple représentation sortie de son contexte. « Entre une pomme que l’on désigne dans un imagier et celle qu’on rencontre au verger, il y a un monde. Après, on revient à la maison, on peut laver la pomme, l’éplucher, la couper, on peut en faire une tarte, c’est un apprentissage beaucoup plus riche. Parce qu’il y a soudain tout un réseau de sens à la pomme, plutôt que la simple représentation de l’imagier. »

Des histoires vivantes

Ayant eu la chance, très jeune, de faire une véritable rencontre avec les plantes, Iris Boudreau, créatrice de Gervais et Conrad — bande dessinée documentaire qui aborde avec humour la flore —, entretient depuis un attachement particulier avec elles. Il lui était donc naturel de puiser dans ses souvenirs pour aborder la flore. « J’ai un rapport aux plantes qui remonte à mon enfance, dans ma relation avec ma mère — qui cuisine et transforme les plantes sauvages — et par mon lien avec mes grands-parents. Ma grand-mère, par exemple, m’a appris à utiliser le plantain pour calmer des démangeaisons de piqûres d’insectes. »

C’est en cherchant à recréer cet esprit convivial, qui convoque les sens, et par l’humour, qui transforme l’apprentissage en jeu, qu’Iris Boudreau a voulu transmettre son amour des plantes. « J’avais envie de parler de l’ortie, parce que mon lien avec l’ortie remonte à mes grands-parents français, et aussi parce que l’ortie est un peu mal aimée. Ses fleurs ne sont pas particulièrement belles et, en plus, elle pique. Ça me permettait aussi d’ajouter une recette, et j’adore mettre des recettes dans mes livres. »

Quand on s’inscrit ainsi dans le vivant, au lieu de seulement le toiser à distance, notre lien aux autres espèces se reconstruit et, mieux encore, se démultiplie. C’est ainsi qu’à leur tour, comme le raconte Mathilde Cinq-Mars, les fleurs ravivent des histoires. « Je créais des bouquets avec des fleurs sauvages et c’est incroyable à quel point les gens, dès qu’ils avaient le nez dans le bouquet, se mettaient à me raconter des histoires que l’odeur des fleurs avait fait naître. »

Quand on redonne la parole aux autres formes de vivant, c’est tout un monde qui retrouve ses couleurs. Pour Julie Lanthier, les animaux ne sont pas seulement attachants ou impressionnants, ils sont une véritable inspiration. « On est quand même le seul animal qui détruit l’environnement dans lequel il vit. Au contraire de notre société de surconsommation, les animaux ne prennent que ce dont ils ont besoin. Je trouve que c’est un exemple à suivre. »

Une mémoire à préserver

Reconnaître et nommer les espèces, par amour et pour la suite du monde, semble nécessaire, d’autant que cela induit la préservation d’une mémoire. En nous réappropriant ces appellations du vivant, on pérennise aussi un lien avec ceux qui nous ont précédés.

Évoquant le magnifique Nutshimit, de Mélissa Mollen- et , Agathe Tupula Kabola nous rappelle que certaines dénominations sont parfois tributaires d’une seule langue. « Certaines langues autochtones ont, par exemple, des termes spécifiques pour désigner la faune et la flore — dont certains propres à leur territoire —, et si une langue disparaît, elle emporte avec elle un savoir unique et spécifique. »

C’est ce qui incite Mathilde Cinq-Mars à employer une désignation ancrée dans le territoire : « J’aime utiliser les termes populaires pour nommer les fleurs. Souvent, ils sont en lien avec un temps de l’année, un élément de notre culture ou de notre territoire. »

Par la force des mots, l’être humain retrouve ses racines et peut ainsi s’inviter dans la grande danse du vivant sans risquer de perdre pied. Ainsi enracinées, fortes et ouvertes, ces créatrices, par le truchement de leurs histoires et la transmission de leurs connaissances, espèrent renverser la tendance et insuffler de l’espoir à un monde qui en a cruellement besoin. Un monde, nous rappelle Mathilde Cinq-Mars, dans lequel nous n’avons pas à jouer le mauvais rôle. « On fait partie de ces fleurs-là. On peut les semer, on peut aider les talles à se développer. On est en dialogue avec ce qui nous entoure. On n’a pas à se voir uniquement comme étant destructeurs de la nature, mais comme ceux qui peuvent l’accompagner et l’aider. J’ai une vision assez positive du lien qu’on peut avoir avec la planète. »

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