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Figure de la lutte du peuple mapuche en Argentine, Moira Millán combat depuis les années 1990 l’accaparement des terres autochtones, notamment par les compagnies minières canadiennes. L’écrivaine, réalisatrice et militante défend dans son nouvel ouvrage, Terricide, l’idée d’une « nouvelle matrice de civilisation » fondée sur le respect de la planète. Entrevue.
Le titre de son manifeste renvoie à un concept singulier qu’elle a forgé pour désigner ce qu’elle considère comme le crime suprême de notre époque : l’extermination de toute forme de vie, humaine ou non humaine, et de toute possibilité de transmission culturelle.
Je propose une révolution profonde de nos modèles sociaux, économiques et politiques, fondée sur la sagesse des peuples autochtones et une nouvelle ontologie de l’humain
, explique-t-elle au bout du fil.
L’invention de ce terme n’est pas un exercice abstrait pour la Mapuche, mais le fruit d’une vie marquée par la résistance et la répression. Née en Patagonie, Moira Millán a vu ses terres ancestrales être accaparées au profit de projets miniers ou forestiers. Depuis l’arrivée au pouvoir de Javier Milei, la répression violente et les accusations contre le peuple mapuche se sont amplifiées
, raconte-t-elle.
Cette réalité s’inscrit dans un continent où défendre la terre peut coûter la vie. L’Amérique latine concentre à elle seule près de 80 % des meurtres d’activistes dans le monde, selon l’ONGFront Line Defenders, et une victime sur deux est autochtone ou afro-descendante. Depuis l’invasion de notre territoire, nous subissons la persécution et la tentative d’extermination
, déplore la militante.
On ne peut pas segmenter la vie. Toutes les vies s’emboîtent, toutes importent. Si nous luttons pour les écosystèmes biologiques tout en restant silencieux face aux injustices humaines, nous commettons aussi un terricide.
Les militants pour les droits autochtones sont particulièrement visés. Un homme brandit le portrait de Santiago Maldonado, disparu lors d’une opération policière dans la province de Chubut contre une mobilisation du peuple mapuche.
Photo : AFP / AFP Contributor
En Argentine, les récents incendies qui ont ravagé plus de 50 000 hectares de forêt ont été suivis de mises en cause visant les communautés mapuches. Sans avancer de preuves, le gouvernement climatosceptique du président d’extrême droite et libertarien Javier Milei qualifie ces feux criminels d’actes terroristes et assimile à des délinquants des voix critiques, comme celle de Moira Millán, fondatrice du Mouvement des femmes indigènes pour le Buen Vivir.
Pour l’écrivaine, il s’agit d’une stratégie politique bien rodée. Elle n’hésite pas à pointer du doigt les mensonges du gouvernement argentin qui invente un ennemi interne
pour justifier l’invasion des territoires autochtones et leur mainmise par des entreprises étrangères.
Elle-même fait présentement l’objet de plusieurs procédures judiciaires, dont une qui l’accuse d’actes terroristes
qu’elle nie catégoriquement. Quiconque s’oppose à ce que font Milei et ses alliés devient un terroriste à leurs yeux.
Aujourd’hui, je vis sous menace de mort. Chaque jour est un cadeau. Pour pouvoir défendre la vie, j’essaie de ne pas penser que je suis dans leur viseur. Sinon, on ne fait plus rien.

Le gouvernement de Javier Milei a classé en 2025 la Résistance ancestrale mapuche parmi les organisations terroristes, une décision qui soulève des questions sur ses conséquences en Patagonie, où se concentrent de nombreuses communautés autochtones.
Photo : Getty Images / Tomas Cuesta
Issue d’une famille évangélique modeste, Moira Millán n’a découvert son identité mapuche qu’à 17 ans. Un an plus tard, lors d’une cérémonie traditionnelle, elle la retrouve pleinement. Ce fut une véritable renaissance
, confie-t-elle.
Elle attribue cette révélation tardive à une politique de génocide
menée par l’État argentin contre les peuples autochtones tout au long de l’histoire du pays. Elle visait non seulement notre extermination physique, mais aussi un « épistémicide’, la destruction des savoirs, de la langue, de la spiritualité et de la culture pour nier nos identités.

Depuis les années 1990, Moira Millán milite pour les droits du peuple mapuche, qui compte plus de trois millions de membres au Chili et en Argentine.
Photo : Moira Millán
Dans la province de Chubut, où elle vit, le gouverneur qualifie désormais toutes les femmes autochtones de terroristes
. Moira Millán décrit une militarisation sans précédent. Drones de surveillance, barrages routiers et policiers en civil se multiplient dans cette région à forte présence autochtone. Les déplacements des communautés mapuches sont filtrés, l’air saturé d’un soupçon permanent
, déplore la militante de 54 ans.
En Argentine, la haine envers les peuples autochtones s’est érigée en politique d’État, portée au plus haut niveau par le président Javier Milei lui-même.
Si elle dénonce sans relâche la criminalisation des défenseurs de la terre, Moira Millán porte toutefois une proposition positive, celle des peuples telluriques
, communautés humaines qui se voient comme partie intégrante de la nature et dont l’identité culturelle et spirituelle repose sur la responsabilité envers toutes les formes de vie.
Les catégories classiques comme « indigène » ou « paysan’ sont insuffisantes. Elles restent anthropocentriques et invisibilisent la nature. Les peuples telluriques, eux, assument le lien avec l’ordre cosmique.
Elle précise dans son ouvrage que cette vision ne se limite pas à un plaidoyer identitaire. Elle constitue une critique frontale d’un modèle économique. Peu importe que l’envahisseur soit capitaliste, néolibéral ou révolutionnaire, si sa relation à la terre est extractiviste, il détruit.
Les peuples telluriques (telúricos), écrit-elle, doivent inventer un ordre social et économique fondé sur le respect, la réciprocité et l’harmonie. Dans cette vision, la lutte pour les droits des femmes autochtones est indissociable de la défense des territoires. Nous sommes les montagnes millénaires, les forêts enracinées dans les profondeurs, le courageux puma, le fier condor, nous sommes la Terre elle-même.

Moira Millán rappelle que pour les Mapuches, la nature n’est pas un simple environnement, mais le socle même de leur identité. Elle façonne leurs croyances, nourrit leurs langues, inspire leurs récits et détermine leur manière d’habiter le monde.
Photo : AFP / Javier Torres
Un message universel
Au cœur du livre Terricide s’affirme une thèse simple et exigeante : la transmission — des langues, des rituels, des savoirs, des gestes — n’est pas un ornement culturel, mais une condition essentielle à la vie. L’appauvrissement des langues endort la capacité collective à percevoir les milieux. C’est ce double étranglement que nomme le livre.
Son message dépasse largement les frontières de la Patagonie. Moira Millán interpelle directement les Québécois et les Canadiens sur la responsabilité des entreprises minières de leur pays, actives en Argentine comme au Chili.
Elle signale en particulier l’extractivisme des entreprises étrangères qui ont privé les Mapuches de leurs terres et accaparé leurs ressources en eau comme l’italienne Benetton, la française Eramet, l’israélienne Mekorot ou la canadienne Pan American Silver.
Elles assassinent nos territoires. Les profits ne profitent pas aux Canadiens, seulement aux actionnaires
, dénonce-t-elle.

Les terres mapuches d’Argentine regorgent de ressources convoitées par des entreprises internationales, qui exploitent des zones entières sans jamais consulter le peuple autochtone.
Photo : Getty Images / Emiliano Lasalvia
Elle plaide pour une solidarité transfrontalière contre la destruction du vivant
, rappelant que cette dévastation est l’une des causes majeures des migrations forcées. Personne ne veut quitter le lieu où reposent ses ancêtres. Mais la destruction des territoires provoque des exodes.
Selon la militante, les sociétés du Nord doivent élargir le champ de leurs indignations. Défendre des frontières n’a pas de sens si l’on ne défend pas aussi les conditions d’habitabilité des lieux d’où partent les exilés.
Au terme de l’entretien, elle résume l’essence de son livre et de son combat en une invitation à retisser le lien avec la planète bleue
. Un message à la fois poétique et politique qui se cristallise en une interrogation essentielle : comment habiter la Terre sans la détruire?
Le livre Terricide est publié par les Éditions des femmes-Antoinette Fouque.