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«Mon vrai nom est Elisabeth»: légendes familiales

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L’histoire aurait pu ne jamais voir la lumière du jour, étouffée comme tant d’autres sous le manteau de l’oubli et des secrets.

En 2023, après le suicide d’un frère de sa grand-mère, Adèle Yon raconte que les membres de sa famille se sont mis à parler. « Moi, je les enregistre », dira-t-elle. Au cœur des légendes familiales les plus persistantes : son arrière-grand-mère Elisabeth, que tout le appelait Betsy.

Une femme qu’elle n’a pourtant jamais connue (morte en 1990), mais qui était devenue pour elle « une créature énigmatique et effrayante qui prend part à [s]es visions et à [s]es cauchemars ». Elle avait, semble-t-il, des marques de chaque côté du crâne, sur les tempes.

Car pour plusieurs générations de femmes de cette famille plutôt bourgeoise, Betsy était « un nom qui ne se prononce pas », associé pour la narratrice comme pour ses tantes et ses cousines à un fort tempérament, à une certaine intensité, à un basculement dans l’excès et la déraison.

Adèle Yon raconte que le nom de cette arrière-grand-mère, un temps jeune femme brillante, exubérante et sûre d’elle, est associé à la toute première peur dont elle se souvienne : celle d’être folle. « À vingt- ans, on a toutes posé des questions sur Betsy. »

« Si je suis trop, est-ce que ça fait de moi une folle ? » se demande Adèle Yon dans Mon vrai nom est Elisabeth, un premier livre percutant, à la lisière du de soi et de l’enquête. En recomposant le portrait partiel de cette femme, la jeune autrice soulèvera plusieurs questions troublantes qui en disent long sur le contrôle patriarcal, social et médical auquel ont longtemps été soumises les femmes — et qui, à plusieurs égards, subsiste aujourd’hui encore.

C’est ainsi une petite histoire d’horreur que l’autrice française, née en 1994 à , normalienne et cheffe de cuisine dans la Sarthe, va exhumer la rage au ventre en faisant parler non sans difficulté les parents (« Le passé, c’est le passé »), la correspondance entre Elisabeth et son , les archives médicales et l’histoire de la psychiatrie aux États-Unis comme en . Pour conjurer le passé et pour envisager, peut-être, plus sereinement l’avenir.

Mon vrai nom est Elisabeth remonte le fil rouge de cette histoire : le mariage mal assorti de Betsy pendant la Seconde Guerre mondiale, ses six enfants en sept ans (la plupart issus de grossesses non désirées), ses colères, ses « défaillances », la première de ses multiples dépressions post-partum après la naissance de son deuxième enfant. Tout suivi par un nébuleux diagnostic de schizophrénie et par une lobotomie expéditive à l’insistance, semble-t-il, du et du mari — des pages aussi troublantes que révoltantes. « La lobotomie n’est souvent que l’étape ultime d’un processus de négation de l’autre qui structure déjà les rapports familiaux. »

Cette opération chirurgicale au cerveau controversée, qui a connu une certaine vogue après la Seconde Guerre mondiale, se situe, écrit Adèle Yon, « dans une zone grise entre la réparation et la punition de comportements qui, dans tous les cas, incommodent une société patriarcale et traditionnelle ».

L’autrice a ainsi découvert que son arrière-grand-mère avait ensuite été internée dans un asile psychiatrique pendant dix-sept ans, de 1951 à 1967, sur la foi d’opinions médicales expéditives : « inadaptabilité sociale très marquée avec intolérance aux contraintes », « autoritarisme morbide ».

Comprendre ne résout rien, reconnaît Adèle Yon. « Comprendre transforme la souffrance en colère, et la colère ne résout rien. »

Mon vrai nom est Elisabeth

★★★ 1/2

Adèle Yon, Éditions du Sous-Sol, Paris, 2025, 400 pages

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