Naomi Fontaine : La tête haute

Naomi Fontaine : La tête haute

 

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Naomi Fontaine : La tête haute
Avec Eka ashate/Ne flanche pas, Naomi Fontaine poursuit une œuvre littéraire profondément enracinée dans l’esprit innu en recueillant les récits d’aînés de sa communauté. Ce projet, né d’une parole entendue dans un moment de doute — « Ce n’est pas parce que c’est difficile qu’il faut flancher » — s’est transformé en livre de transmission. Entretien.

Écrire, pour Naomi Fontaine, ce n’est pas simplement coucher des mots sur la page : c’est ouvrir l’oreille, recueillir ce qui se dit en sourdine, capter les battements d’un monde souvent relégué dans la marge. Elle interroge les existences ordinaires, celles que la littérature oublie trop souvent, préférant les grandes biographies aux trajectoires plus modestes. Ces vécus, marqués par les gestes du quotidien et les silences transmis, deviennent sous sa plume des fragments de vie, porteurs d’une dignité discrète. Fontaine évoque ainsi tout ce qui constitue une culture dans sa densité affective, tout ce qui lie une personne à une autre, un être à son territoire, une génération à la suivante.

« Quand j’ai interviewé les aînés, je leur ai demandé de parler de leur enfance, de leur premier amour, de leur mariage, de leur premier enfant, etc. Tout ça, c’est de la transmission. » Ces réminiscences ne relèvent pas de l’archive figée, mais d’une mémoire mouvante, portée par l’émotion, parfois incertaine, toujours précieuse. C’est cette mémoire-là que Fontaine choisit de consigner, avec une attention toute particulière à la manière dont elle se dit, dont elle s’éprouve.

À rebours des clichés qui figent les Premiers Peuples dans des images de misère ou des figures de sagesse statiques, Fontaine œuvre à redonner chair et voix à des existences multiples, souvent ignorées. Elle refuse les regards réducteurs qui assignent une place à chacun, les discours qui enferment. Elle revendique la complexité, la pluralité, la liberté d’être autrement. « On veut exister dans différents discours. On veut exister de différentes façons, avec différentes identités, comme tout le monde. »

C’est dans ce désir d’être reconnue dans la pleine diversité de ses expériences que réside la force politique de son écriture. À travers elle, les contradictions sont accueillies, les ambiguïtés respectées. Fontaine ne cherche pas à polir les chroniques qu’elle entend ni à les adapter à une quelconque attente extérieure. Ce qu’elle capte, ce sont des segments de vie où l’humour, la confiance et la tendresse prennent le dessus sur les blessures. Les entailles sont là, bien sûr, mais elles ne sont pas tout et ne sauraient résumer celles et ceux qui les portent.

Loin de toute posture moralisante, son écriture se fait lieu de réconciliation, non pas au sens d’un apaisement factice, mais à celui d’un accueil lucide de ce qui a été, dans toute sa complexité. Elle écoute, elle restitue, elle transmet. Fontaine ne prétend pas réparer les ruptures, mais elle les nomme, les éclaire, les habite, leur donne une forme partageable. « Il y a une grande solitude dans la perte de la langue, dans la perte de certains savoirs. Mais il y a aussi une grande tendresse dans l’effort de les retrouver. » Ce chemin de retour ne se veut ni nostalgique ni héroïque. Il est humble, patient, enraciné dans un souhait sincère de relier, de comprendre et de léguer autre chose qu’un folklore essentialisant.

La trajectoire de Fontaine elle-même est traversée par les manques, les distances, les trous dans la trame. Elle le dit sans détour, avec cette franchise douce qui caractérise son œuvre. « Moi aussi, j’ai été coupée. Moi aussi, j’ai dû reconstruire des liens. Je viens d’une génération qui a grandi dans les fissures. »

Ces fissures, loin de la freiner, lui servent de point d’ancrage. Elle les explore sans chercher à les combler, y trouvant des ressources pour penser autrement, pour vivre malgré tout. Dans l’absence, dans le morcellement, elle découvre une forme de savoir : un art du « faire avec », de tisser du sens à partir des parcelles restantes. « Quand tu grandis en n’ayant pas toutes les réponses, tu deviens bon pour chercher. Tu apprends à vivre avec des bribes, des morceaux. Et ça aussi, c’est une richesse. »

Ce livre, Eka ashate, s’adresse d’abord aux jeunes Innus, aux enfants de demain qui grandiront peut-être dans des mondes encore hostiles à leur présence, à leur empreinte. Fontaine leur offre un socle, un allié sur lequel s’appuyer. « J’espère que les jeunes Innus vont y trouver quelque chose à quoi se rattacher. Un espoir, une force. Une fierté aussi. » Mais son propos dépasse largement le cercle innu : il interpelle l’ensemble de la société québécoise, encore malaisément traversée par des représentations erronées des Autochtones ou des dualismes réducteurs. « J’entends encore trop souvent un discours misérabiliste. C’est comme s’il y avait deux extrêmes : la misère noire ou l’Indien spirituel, le gardien du territoire. Moi, je veux qu’on puisse exister autrement. » Naomi Fontaine résiste aux cases, aux schémas, aux fictions toutes faites. Elle ouvre des brèches dans les poncifs dominants, y fait entrer d’autres accords, d’autres rythmes, d’autres vérités.

Sans porter l’étiquette de militante, l’autrice assume pleinement le poids de ce qu’écrire peut représenter, dès lors que l’écriture prend le parti de l’humain. « Je ne suis pas une militante au sens classique. Mais je pense qu’écrire avec humanité, c’est un geste politique en soi. » Ce geste, elle le pose sans fracas, avec cette lucidité calme et cette tendresse grave qui marquent toute son œuvre. Il n’est pas question ici d’imposer un modèle, mais d’offrir un chemin, un souvenir, une possibilité. « Je ne sais pas ce que mes enfants vivront. Mais je veux qu’ils aient accès à cette fierté que moi, j’ai dû reconstruire. » Par l’écriture, elle tend la main à ses enfants, et à travers eux, à tous ceux qui cherchent encore à se dire, à se tenir debout dans la langue, dans l’histoire, dans la sensibilité.

Dans Eka ashate, Naomi Fontaine ne prétend pas panser les plaies. Elle ne propose ni solution ni rédemption. Elle choisit plutôt de faire entendre ce qui demeure, ce qui palpite encore, ce qui résiste au silence. Elle recueille les témoignages avec humilité, sans filtre, en refusant les effets faciles, les ornementations inutiles, les conclusions hâtives. « On existe encore, dit-elle, et ça vaut encore la peine. »

Cette phrase, qui pourrait passer inaperçue, dit pourtant l’essentiel. Elle contient, en peu de mots, toute la dignité d’un peuple, toute la persistance d’une volonté, toute la force d’une écrivaine qui, sans hausser le ton, nous rappelle que la littérature peut encore éveiller, émouvoir et lier.

Photo : © Maxyme G. Delisle

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