Paru en premier sur (source): journal La Presse
Putain, paru au Seuil en 2001, est le seul livre des années 2000-2004 qui figure dans notre liste, mais c’est celui qui domine, et de loin, tous les autres livres cités sur un quart de siècle. Plus de la moitié des participants ont inscrit Putain dans leurs choix, et souvent en première position, ce qui a fait exploser son pointage.
Publié à 7h00
Nelly Arcan correspond parfaitement à l’idée qu’on se faisait en lançant ce projet, puisque 25 ans plus tard, on ne peut plus parler d’un effet de mode : Putain est devenu, à n’en pas douter, un nouveau classique, qui continue d’influencer ce qui s’écrit, et la culture en général, 15 ans après la mort tragique de son autrice.
Ce livre-là n’aurait pas survécu s’il n’avait pas été puissant, s’il ne nous parlait pas encore aujourd’hui, et peut-être même davantage qu’à sa sortie, puisqu’il n’a jamais été aussi actuel. En écrivant sur son passé d’escorte et ses obsessions personnelles, Arcan a exposé frontalement des thèmes qui agitent notre société, non sans se mettre en danger. Dans ce récit à mi-chemin entre la littérature et la philosophie, qui ressemble à un chant lancinant où se mêlent la douleur et la colère, Arcan a mis la table, sans le savoir à l’époque, pour les décennies à venir. Elle n’a jamais pu savoir à quel point.
Lorsque j’annonce à Martine-Emmanuelle Lapointe, professeure de littérature à l’Université de Montréal, que c’est Putain de Nelly Arcan qui est au sommet, elle est émue, et moi aussi. « Quand on pense à comment ce livre-là a été reçu à l’époque », dit-elle.
Qui peut l’oublier ? Putain a fait grand bruit dès sa sortie, sélectionné pour les prix Femina et Médicis. Mais tout ça a été accompagné d’une réaction tellement violente, autant envers le roman que son autrice, qu’on s’interroge encore sur cette réception, comme si personne n’avait été préparé à recevoir un tel livre à l’époque.
« Cette œuvre a survécu au bashing, car au départ, on n’a pas reconnu d’emblée ses grandes qualités littéraires, et je pense que c’est ce qui survit maintenant, ce qui nourrit les plus jeunes », croit Martine-Emmanuelle Lapointe. « Cette phrase, cette force dans le propos… Dès le prologue de Putain, la narratrice dit qu’elle veut faire partie de la communauté des écrivains, la seule à laquelle elle veut appartenir. Il y a donc quelque chose d’assez beau dans ce retour. »
Dans ce prologue, Arcan avoue avoir de la difficulté à lire les livres des femmes, parce qu’elles « n’arrivent pas à [la] distraire d'[elle-même] ». Mais elle ajoute : « Et puis je les envie de pouvoir se dire écrivains, j’aimerais les penser toutes pareilles, les penser comme je me pense, en Schtroumpfette, en putain. Mais ne vous en faites pas pour moi, j’écrirai jusqu’à grandir enfin, jusqu’à rejoindre celles que je n’ose pas lire. »
Elle aura fait mieux encore, en donnant envie d’écrire à beaucoup d’écrivaines.
L’avant et l’après Arcan
David Bélanger, professeur de littérature à l’UQTR, explique le phénomène ainsi : « Le roman Putain constitue sans l’ombre d’un doute le livre ayant marqué le siècle ; arrivé tôt, il aura été une influence majeure pour les auteurs et surtout les autrices contemporaines – des années 2010 à nos jours. Mais aussi et peut-être de façon moins évidente, ce livre aura été le porte-étendard, avec Borderline (2000) de Marie-Sissi Labrèche, qui le précède d’une année, d’une certaine pratique autofictive “scandaleusement intime” ».
Mais ce porte-étendard, souligne-t-il, « sera avant tout marqué par une résistance dans la sphère médiatique culturelle et d’une opposition au paradigme sous-tendant cette écriture, ce qui en fait assurément une œuvre d’importance, historiquement ; sa polarisation en garantit la pertinence ».
Nelly Arcan a été emportée dans le tourbillon du débat sur l’autofiction qui, au tournant des années 2000, avec par exemple Christine Angot ou Annie Ernaux, a bouleversé le monde littéraire. Un genre particulièrement porté par les femmes, qui a été reçu avec un certain mépris, voire de l’exaspération, et auquel on a spontanément opposé « les littératures de l’imaginaire ».
Ce genre, pourtant, n’a plus jamais quitté les rayons, et les écrivains (surtout les écrivaines) qui se réclament de Nelly Arcan se sont multipliés. « Ainsi, l’émulation (l’écriture autofictive comme engagement) et la polarisation (médiatique et créatrice) en font le livre carrefour de la littérature de notre siècle, celui qui trace l’avant et l’après », estime David Bélanger.
Ma collègue Laila Maalouf se rappelle elle aussi l’énorme réaction qu’a suscitée ce livre à l’époque. « La publication de Putain a été un électrochoc pour toute une génération de jeunes femmes qui, comme moi, entraient dans l’âge adulte au tournant des années 2000. C’était LE livre qu’il fallait lire à ce moment-là. Personne n’avait osé écrire de cette manière au Québec jusque-là ; et même si elle a ouvert la voie à l’autofiction dans notre littérature, son œuvre reste unique et inégalée. Encore aujourd’hui, c’est un livre qui résonne dans les mémoires de toutes celles et ceux qui l’ont lu. »
Mais pourquoi ? Selon l’auteur-e Kev Lambert, cela tient à trois aspects : le style, la parole féministe et la réception sociale de Putain. « Ce livre est comme un tourbillon, il y a une sorte de lyrisme, où elle raconte son enfance, une forme de misère dans laquelle le personnage a grandi, note-t-il. La question féministe est vraiment centrale, par le biais de l’aliénation des femmes. Les thèmes de l’essai Les filles en série de Martine Delvaux sont déjà dans Putain ; l’aspect sériel, la consommation des corps, la construction d’un genre féminin par rapport aux images des magazines, par rapport à des attentes très précises. La narratrice est coincée dans ces attentes, comme dans une toile d’araignée. »
Enfin, il y a la façon dont on a maltraité le personnage Arcan dès son apparition. « On m’a dit que même pour les féministes, ça a été mal compris au début, se souvient Kev Lambert. Il a fallu quelques années pour que le geste féministe soit compris dans son œuvre. Il y a eu aussi un changement de paradigme de lecture autour d’elle. D’autres autrices et auteurs se sont revendiqués d’Arcan, comme Karine Rosso, Antoine Charbonneau-Demers ou Marie Darsigny. Chloé Savoie-Bernard a écrit un poème sur elle, Pomme a écrit une chanson… »
Sans oublier que son œuvre a, entre autres, inspiré un film en 2016, Nelly d’Anne Émond, et une pièce, La fureur de ce que je pense, une création de Marie Brassard et Sophie Cadieux.
PHOTO CAROLINE LABERGE, FOURNIE PAR ESPACE GO
Julie Le Breton dans la pièce La fureur de ce que je pense, d’après l’œuvre de Nelly Arcan
« Quand un livre se retrouve autant cité, transformé, commenté, c’est qu’il continue de toucher et de vivre à travers la fiction », estime Karine Rosso, professeure au département d’études littéraires à l’UQAM, qui a écrit dans Mon ennemie Nelly l’influence qu’Arcan a exercée sur elle-même. Et comme membre fondatrice de la librairie féministe L’Euguélionne, elle a pu observer combien Putain se vend encore beaucoup, 25 ans plus tard, tandis que la prof constate que les thèses et les mémoires sur Nelly Arcan n’ont jamais cessé de s’écrire.
« Comme c’est souvent le cas avec les classiques, ce livre était en avance sur son temps », affirme-t-elle, en faisant remarquer qu’en 2001, on croyait que le féminisme était dépassé et que la révolution sexuelle avait affranchi les femmes. « On se trompait et Nelly Arcan a été une des premières à lever le drapeau rouge en disant qu’on devait continuer à se poser des questions sur les rapports hommes-femmes. De plus, et c’est peut-être le plus important, son œuvre annonçait l’obsession contemporaine pour l’image retouchée et la mise en scène de soi. Elle n’a pas eu le temps de se prononcer sur le phénomène des médias sociaux, mais son premier livre l’annonçait déjà. Comme la chronique d’une catastrophe annoncée… »
Un classique est souvent visionnaire. Mais on ne naît pas classique, on le devient.

Putain
Seuil
187 pages
(2001)