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Très peu d’auteurs sont parvenus avec autant de justesse que Paul Auster à s’approprier les idées phares des récits fondateurs de la civilisation, histoire de les réinventer dans un monde duquel Dieu se serait retiré, laissant le hasard mener le bal.
Ses récits me sont toujours apparus comme une sorte de chaos savamment organisé, dans lequel ses personnages ne sont pourtant pas que les pions du destin. Comme dans la plupart des mythologies, c’est plus compliqué. Personnages du roman de leur propre vie, c’est comme si Auster leur prêtait une forme de volonté, celle de choisir leur trajectoire, mais que lui, en tant qu’auteur-démiurge, s’amusait à les en faire dévier.
Un livre après l’autre, le romancier new-yorkais, décédé cette semaine d’un cancer du poumon à l’âge de 77 ans, exposait les forces en action dans nos existences, et comment des décisions parfois anodines ou un événement inattendu façonnent les destins.
La vie réelle et la fiction se répondent de manière si sublime dans son œuvre qu’il n’y paraît pas. Ou alors, cela confère une étrangeté au récit qui n’est pas sans rappeler celle que l’on ressent lorsque surviennent les coïncidences les plus improbables.
On peut lire les romans de Paul Auster simplement pour la qualité du récit. On peut les décoder, ses livres se faisant écho pour fournir des indices, des clés pour (un peu) saisir le sens fuyant de l’existence. Puis on peut les analyser avec ferveur en raison des astucieux dispositifs littéraires employés pour mieux nous égarer dans une espèce de galerie des possibles qui donne le vertige.
Car l’étourdissante question que posait souvent Auster était celle qui fait les histoires les plus captivantes : et si ? Et si je répondais à cette annonce, et si je suivais cet inconnu, et si je voyais un signe dans un accident et choisissais de changer de vie, de disparaître ?
Son œuvre repose (pour l’essentiel) sur l’idée qu’une seule et même personne recèle une sorte de rhizome de chemins possibles, son parcours étant dicté par les hasards de l’existence et quelques choix plus ou moins éclairés. Mais plus encore, demande-t-il : que se passe-t-il dans le cœur des gens qui mènent d’autres vies que les nôtres et pourtant nous ressemblent ?
En résulte une sorte de célébration du double, une galerie de miroirs déformants où l’on se reconnaît, mais jamais tout à fait. L’Autre est un mystère insondable, admet-il dès son récit fondateur, L’invention de la solitude, à propos de la mort de son père. Et pourtant Auster ne cessera jamais d’essayer de comprendre ce qui se trame dans l’âme de son prochain.
Par un drôle de hasard, c’est mon père qui m’a fait découvrir ses livres, que j’ai lus dans le désordre. La musique du hasard, puis Moon Palace, puis Trilogie new-yorkaise, et après, je ne sais plus trop. Je me rends compte en passant son œuvre en revue, au lendemain de sa mort, que même si j’en ai décroché il y a quelques années, j’ai presque tout lu. Parfois à quelques reprises.
C’est le cas du génial Léviathan, où, à la suite d’un accident dont il réchappe miraculeusement, l’auteur de fictions historiques Benjamin Sachs change de vie. On retrace l’errance destructrice dans laquelle il s’enfonce à travers les yeux de son double, un narrateur-auteur qui fut son ami. Le roman débute alors que Sachs refait surface dans la vie du narrateur en défrayant la chronique, mort en se faisant exploser alors qu’il assemblait une des bombes dont il se servait pour faire sauter des répliques de la statue de la Liberté un peu partout aux États-Unis.
Auster nous fait voir deux visions de l’idéalisme — l’une peut-être trop prudente, l’autre exaltée jusqu’à la folie —, deux manières de concevoir la résistance. S’il évoque dans Léviathan un terrorisme d’extrême gauche, antiétatique, à la manière du Unabomber, on ne peut faire autrement que de voir aujourd’hui quelque chose comme une image miroir de ce qui se produit avec l’extrême droite américaine. Une volonté aveugle de prendre une idée et de la mettre en action, peu importe les conséquences. Un absolutisme destructeur, effrayant, qui n’est qu’une option parmi d’autres dans le champ des possibles qui nous est offert.
Et les esprits les plus épatants ne sont pas à l’abri de cette démence.
C’est une fable moderne. Habile, brillante, moraliste. Elle nous prévient de ce qui nous attend au bout d’une route mal choisie, pour les mauvaises raisons, comment ce que nous croyons être des signes peut nous perdre.
Je me demande parfois si c’est pour cela que mon père et moi communiquions par les romans de Paul Auster. Cherchait-il à m’avertir ? Tentait-il de me montrer que dans le dédale des possibilités, je serais peut-être enfermé après avoir pris trop de mauvaises décisions (que je collectionnais à l’époque) ? Après tout, nos fils et nos filles, je m’en rends compte maintenant, sont aussi nos doubles.
Me cherchait-il alors que j’étais égaré, que je perdais en consistance dans mes révoltes stériles, comme le personnage d’Anna Blume qu’a imaginé Auster, cherchant son frère disparu au « pays des choses dernières » ?
C’est une jolie théorie qui ferait une belle fin de chronique, mais je crois surtout que mon père trouvait, comme moi, que Paul Auster était un auteur astucieux. Pas autant pour ses habiles stratagèmes que parce qu’à travers tous ses livres, il nous divertissait d’une main en nous rappelant de l’autre comment la fiction nourrit le réel et l’éclaire.
« Nous nous racontons des histoires afin de vivre », avait établi Joan Didion, grande prêtresse du nouveau journalisme, en phrase d’ouverture de son ouvrage phare, The White album, publié en 1979. Les récits nous permettent d’ajouter une couche de sens à nos existences. C’est exactement ça, l’œuvre d’Auster : à la fois libres et prisonniers, nous nous racontons des histoires pour apprendre à mieux vivre dans le chaos plus ou moins organisé de l’existence.
Nous sommes à la fois les personnages et les auteurs du roman de notre vie.