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Quand la liberté de parole dérape, d’hier à aujourd’hui

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Charlie Hebdo, héritier d’une longue tradition française des insultes dans le débat politique.

Le journaliste et écrivain français Léo Taxil (1854-1907) avait fait du mot d’ordre « Tuons-les par le rire ! » la devise de son journal, L’anti-clérical. Les titres de ses pamphlets (une douzaine publiée entre 1879 et 1881) concentrent son obsessionnelle volonté à bouffer du curé : À bas la calotte, Les soutanes grotesques, Les bêtises sacrées, Les friponneries religieuses, Plus de cafards !, Les pornographes sacrés : la confession et les confesseurs, Un pape femelle, etc.

Taxil avait été initié au genre mordant et poilant par la lecture de La lanterne, d’Henri Rochefort (1831-1913). Surnommé « l’homme aux vingt duels et trente procès », ce pamphlétaire hors pair chargeait constamment les autorités avec des formules raffinées, comme celle-ci publiée dans le numéro de mars 1869 : « [L’empereur] souffre, assure-t-on, d’une violente sciatique. Rassurez-vous, on en meurt. »

Comme quoi, les racines de l’insolence de Charlie Hebdo, fondé en 1970, plongent loin, très loin, dans la Gaule de la gouaille.

« Charlie Hebdo est le dernier vestige de la grande époque pamphlétaire, résume le professeur Cédric Passard, grand spécialiste du domaine. Au XIXe siècle, il existait des centaines d’imprimés, parfois éphémères, pour mener le combat politique. Cette parole engagée ne passait pas forcément par le rire, mais le rire lui servait souvent. »

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M. Passard est maître de conférences à Sciences Po Lille, en France. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique, la sociologie des discours politiques et les débats électoraux. Il codirige la revue Mots. Les langages du politique. Il a beaucoup publié sur les écrits et les propos polémiques : L’âge d’or du pamphlet politique 1868-1898, De quoi se moque-t-on ? Satire et liberté d’expression et tout récemment le doublé Les usages politiques de l’insulte et Les usages sociaux de l’insulte. Pratiques, expériences et subversions

« Étudiant, je me suis intéressé à la figure de l’homme politique Jules Ferry [1832-1893], notamment aux caricatures et aux pamphlets faits contre lui, explique le chercheur. J’ai découvert toute cette littérature très importante au XIXe siècle, très violente, très virulente, tout à fait dans la tradition française de la littérature de combat politique qui se poursuit avec Charlie Hebdo. Je me suis alors demandé si cette littérature avait contribué à construire les règles du débat politique de l’époque. »

Apprendre la patience démocratique

Une des hypothèses de son essai L’âge d’or du pamphlet avance que cette transgression par les mots a pu constituer « un mode transitoire et paradoxal de gestion des passions politiques ». M. Passard écrit même que cette forme transgressive a pu favoriser ce qu’il nomme joliment « l’apprentissage social de la patience démocratique ». Elle aurait ainsi incarné une forme symbolique de participation non conventionnelle au jeu politique « métaphorisant et, en ce sens, euphémisant la violence ».

Étymologiquement, le mot insultus renvoie à un assaut. L’insulte agresse, mais verbalement, pour porter atteinte à l’honneur de l’autre.

Le pamphlet du XIXe siècle est par nature insultant. Les textes courts, écrits dans le langage des passions pour plaire aux émotions populaires, dénoncent violemment une personne célèbre, un groupe ou une institution. Des caricatures doublent la mise. Le genre explose à partir de 1868 grâce à une ouverture relative de la liberté d’expression concentrée dans la suppression par loi des autorisations préalables d’édition. Les textes de plus en plus facilement imprimés se vendent à une population de plus en plus alphabétisée.

La religion catholique fait les frais de ces charges venant des anarchistes, des libertaires et des anticléricaux. Les Juifs prennent aussi de grands coups avec des bassesses inimaginables. Le gouvernement et les ministres en particulier subissent également des charges incessantes. En fait, chaque sensibilité politique a ses publications, et les partisans cléricaux eux-mêmes jouent le jeu en s’attaquant par exemple aux francs-maçons.

Rire de tout avant tout

L’humour offre au pamphlétaire un moyen de plus pour arriver à dénoncer l’ennemi. Charlie Hebdo fait plutôt du rire une fin en soi avec un attrait démesuré pour la provoc puérile et adulescente. « L’objectif n’est pas de défendre une ligne politique dans le cadre d’un combat idéologique vraiment très fort, comme dans les pamphlets du XIXe siècle, note le professeur Passard. L’objectif semble plutôt simplement humoristique et satirique. »

L’insulte fait un grand retour comme arme de combat idéologique. L’homme d’affaires et aujourd’hui homme politique Elon Musk vient de traiter le premier ministre Justin Trudeau d’« insupportable abruti ». Son patron républicain, Donald Trump, s’assume comme intimidateur en chef.

« On parle quand même du président des États-Unis ! note l’universitaire français. Le langage politique s’affranchit des convenances jusqu’au sein des partis politiques classiques. C’est une manière pour les leaders de jouer sur des modalités de représentativité émotionnelle tout en prétendant parler franc et vrai, une technique assez ancienne. »

Le numérique offre de nouveaux moyens de diffusion des propos insultants. « C’est vrai que la situation contemporaine ressemble à certains égards à l’espace pamphlétaire du XIXe, dit le connaisseur. Simplement, la différence, c’est l’anonymat derrière lequel se cachent les insulteurs. Les pamphlétaires signaient leurs textes, et c’étaient des plumes avec du style, même s’ils surproduisaient et reprenaient parfois les mêmes formules. »

La réaction aux insultes et aux dérapages a aussi beaucoup changé. Dans ce XXIe siècle des émotions et de la sensibilité, les écarts peuvent maintenant conduire à une sorte de mort sociale par la culture du bannissement. Là encore, le contraste reste frappant.

« D’un côté, on a Trump et la brutalisation du discours politique et, de l’autre, on voit le politiquement correct, qui traduit bien la sensibilité à l’insulte, souligne M. Passard. Ce qui montre bien que l’insulte persiste sans être tolérée. »

Préjudice et offense

Le spécialiste des débats reprend la distinction du philosophe libertaire français Ruwen Ogien entre préjudice et offense. Cette dernière insulte tout ce qui est abstrait, et Dieu en premier lieu. Le préjudice, lui, attaque une personne nommément. Or, de nos jours, les deux formes de charge verbale s’entremêlent et, en s’en prenant à un pôle, on retrouve vite l’autre incarné.

« L’offense religieuse peut être perçue comme une forme de la liberté d’expression dans une société démocratique où le blasphème a disparu légalement. Des groupes religieux et des croyants en particulier y voient plutôt une atteinte à leur propre dignité. La confusion entre l’offense et le préjudice fait passer l’insulte pour une attaque blessante personnelle, comme une attaque envers les croyants eux-mêmes. »

On a des idées, mais on est dans ses croyances. Charlie Hebdo a d’abord été critiqué par les chrétiens plutôt intégristes, puisque la publication s’en prenait à lourde cognée aux curés, au pape et à Dieu père et fils. À la longue, comme la religion musulmane et ses dérives islamistes ont pris de plus en plus de place en France comme dans le monde, les reproches, les poursuites judiciaires et finalement les attaques terroristes sont, très tragiquement, souvent venues de là.

Lors de l’attentat terroriste contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015, il n’a plus été question d’« euphémiser la violence ». Le mot d’ordre appliqué sauvagement a été : « Tuons-les, tous ceux et celles qui ont péché par le rire… »

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