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L’auteur a été directeur de cabinet adjoint de la première ministre Pauline Marois. Il a publié Dans l’intimité du pouvoir en 2016 et L’entre-deux-mondes en 2019, aux Éditions du Boréal. Il est aujourd’hui vice-président senior chez Behaviour Interactif.
Les ouvriers se dépêchaient de terminer le mur de bardeaux de cèdre à l’aide d’une lampe qu’ils avaient allumée. L’automne était arrivé et nous en étions encore surpris. Je suis sorti courir, à peine le soleil levé, muni de gants et d’une tuque. Il y a des jours où le temps qui passe semble chercher à entrer en dialogue avec nous. Des jours où l’on se croirait dans un roman de Thomas Mann…
Mann est le grand écrivain du temps. Du temps qui passe et du temps qui ne passe pas. Le mystère du temps. Celui qui fait que certains jours ressemblent à des mois, que des années entières s’écoulent parfois sans qu’on s’en rende véritablement compte et qu’une minute, une seule petite minute, peut nous changer à jamais. Mann ou cette façon d’exprimer le temps comme nul autre auteur, sauf peut-être Duras et Proust.
J’avais lu Les Buddenbrook, son premier roman, publié en 1901, et La mort à Venise, même si c’est surtout le film de Visconti — sorti en salle il y a maintenant 50 ans — qui ouvrit les portes de la postérité à ce court roman. Mais je ne m’étais pas encore attaqué à La montagne magique, qui m’apparaissait littéralement comme une montagne… même si c’est beaucoup grâce à ce livre que l’on considère Mann comme l’un des auteurs marquants de la première moitié du XXe siècle. Il y a de ces bouquins que l’on tarde à entamer, on ne sait pas pourquoi, jusqu’au moment où l’on s’y met par une sorte de nécessité intérieure, on ne sait pas plus pourquoi… C’est vrai qu’un jour, lors d’un hommage à Bernard Landry quelque temps avant sa mort, celui-ci s’était hasardé à parler de l’Université de Montréal — son alma mater — comme ayant représenté pour lui une forme de « montagne magique », en référence au fameux livre de Mann. J’avais gardé ça en tête. Les choses se placent dans des recoins de notre esprit avant de revenir à l’avant-scène sans qu’on y fasse trop attention.
Thomas Mann est né en 1875, quelques années seulement après l’unification de l’Allemagne sous Bismarck, et est mort en 1955, une décennie après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il y a près de 10 ans, à la fin de ma lecture des Buddenbrook, j’avais noté : « La gravité de la vie et du temps. Les choses sont ce qu’elles sont. Et souvent, la vie bascule du mauvais côté. » Ce n’était pas très réjouissant, mais c’était bien ce que j’en gardais. Une écriture précise, tout en retenue. Une saga familiale — en partie la sienne — qui est surtout le récit d’un naufrage moral et de cette incroyable capacité que nous avons de tout justifier, même l’injustifiable. C’est un livre qui illustre bien l’intérêt de Mann pour les rapports entre l’individu et la société. Cela fait penser à Jean d’Ormesson qui avait retenu de son père, diplomate en poste à Munich au début des années 1930, qu’il ne fallait pas être tolérant envers l’intolérable.
La mort à Venise, publié juste avant la Première Guerre mondiale, est lui aussi à saveur autobiographique, puisque l’auteur séjourna à Venise quelque temps avant de l’écrire. C’est un roman sur l’amour et la mort, un livre d’atmosphère où l’on a l’impression que le temps s’allonge — esprit que transmet bien le film de Visconti — et où la musique est très importante, comme ce sera également le cas dans La montagne magique. Le personnage principal porte d’ailleurs le prénom de Gustav, hommage à Gustav Mahler, mort à Venise alors que le couple Mann y séjournait au printemps 1911.
Lauréat du prix Nobel de littérature en 1929, Mann est alors l’écrivain allemand le plus lu dans le monde. Devant l’irrésistible montée des nazis, Mann choisira toutefois l’exil en 1933. Il s’installera d’abord en France, puis en Suisse, avant de se rendre aux États-Unis. De retour en Europe après la guerre, il refusera toujours de revenir vivre dans son pays natal. Il sera l’un des intellectuels les plus critiques de l’Allemagne nazie et n’hésitera pas par la suite à dénoncer le comportement de ses contemporains durant la guerre. Son Journal, qu’il rédigera jusqu’à sa mort, permet de bien mesurer l’importance que prend dans son œuvre le développement de sa pensée politique, lui qui aura connu les deux grandes guerres.
« Peut-on raconter le temps ? » demande le narrateur de La montagne magique. « En vérité, non, ce serait une folle entreprise », répond-il à lui-même. C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Ce n’est pas le jeune Hans Castorp qui est le premier personnage du roman, mais le temps lui-même. De la même façon que ce n’est pas Castorp qui est interpellé par le narrateur du livre, mais bien le lecteur ! Alors que Castorp rend visite pour trois semaines à son cousin dans un sanatorium sur les hauteurs de Davos, et qu’il finit par y passer sept ans de sa vie, on a ce sentiment que c’est plutôt nous, et non seulement les patients de l’institut Berghof, qui sommes « analysés » par les médecins du centre. La quête des résidants apparaît à la fois thérapeutique et spirituelle, ce qui agit comme un aimant pour le jeune visiteur.
Nous marchons tous sur un fil de fer. Hans Castorp nous ressemble, nous lui ressemblons. Les choses arrivent. Même si elles n’étaient pas censées nous arriver, comme le dirait Joan Didion. Ces moments où nous nous laissons porter par les mirages, entraînés par les circonstances, par le temps qui court. Jusqu’à ne plus être tout à fait nous-mêmes. La montagne magique a une puissante portée philosophique : que faisons-nous de notre vie, comment réagissons-nous aux événements de notre vie, notamment à la maladie, qu’y a-t-il en nous de latent et qui constitue, peut-être, ce que nous avons de plus précieux ?
L’œuvre de Mann est en quelque sorte une lecture de l’attitude de chacun face à la vie. La posture individuelle face à la mécanique des grands engrenages — le temps, la mort, le questionnement de l’homme sur lui-même. Alors que nous apprenons à cohabiter avec un virus dont nous ne savions rien avant qu’il vienne bousculer nos vies, le regard de Mann apparaît comme un délicieux signe des temps. Au sanatorium, tout en haut de la montagne « magique », on conseillait d’ailleurs à tous et à toutes de « vivre comme des patients », puisque la maladie résidait d’une certaine manière en chacun de nous. Quoi de plus actuel ?