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En ce début de nouvelle année qui ressemble drôlement à la précédente, il semble bien que figurent encore en bonne place les faits alternatifs, les mystifications et les théories du complot en tous genres. Les légendes urbaines entourant la vaccination essentielle pour faire face à la COVID-19 paraissent ainsi rivaliser avec la remise en question pure et simple de la démocratie qui galvanise Donald Trump et ses partisans. C’est peut-être un bon moment, après tout, pour replonger dans l’œuvre d’Umberto Eco, dont la fascination pour les complots, les mensonges, l’inexpliqué, les soupçons, l’occultisme, la magie, les mystères et les énigmes ne s’est jamais démentie.
Notre monde « exigerait une grande subtilité », écrivait-il dans son recueil de chroniques À reculons, comme une écrevisse, publié au milieu des années 2000. Mais ce n’est malheureusement pas ce qui caractérise notre époque, comme nous le rappelle Le courage de la nuance, l’essai de Jean Birnbaum qui connut un beau succès l’année dernière.
Eco a beaucoup réfléchi et écrit sur les affaires du monde — ce qu’il appelait le Grand Jeu —, assez pour savoir que malgré toutes nos bonnes volontés, « il subsiste d’énormes poches d’ignorance réciproque ». En tant qu’intellectuel né en 1932 en pleine Italie fasciste, il a été un farouche adversaire de Silvio Berlusconi. Dans son roman Le nom de la rose, Eco fait d’ailleurs dire à l’un de ses personnages « qu’entre vouloir le bien et vouloir le mal, il n’y a qu’un pas ».
S’intéresser aux romans d’Umberto Eco — professeur, philosophe et intellectuel de premier plan —, c’est accepter de s’aventurer dans un monde étonnant. Au fil des sept romans qu’il a publiés entre le début des années 1980 et sa mort en 2016, il s’est illustré comme un romancier capable d’inventer des mondes qui conjuguaient son goût pour les polars avec son talent de conteur et son immense érudition.
Dans Le nom de la rose, il avait cette phrase magnifique sur les livres : « Chaque livre s’avérait être pour lui comme un animal fabuleux qu’il rencontrait sur une terre inconnue. » C’est que pour le professeur Eco, on ne devait pas lire un roman, on devait entrer dans un roman. C’est tout dire sur sa conception de l’art romanesque.
Un mélange de culture savante et de culture populaire
C’est par Le nom de la rose qu’il faut entrer chez Eco. C’est son chef-d’œuvre, écrit alors qu’il approchait de la fin de la quarantaine, un premier roman après avoir publié une vingtaine d’essais. Le nom de la rose a connu un immense succès, avant d’être porté au cinéma par Jean-Jacques Annaud, avec Sean Connery dans l’un des rôles principaux. L’auteur disait d’ailleurs avoir appris les techniques narratives par le cinéma. Pour Umberto Eco, l’une des responsabilités de l’écrivain était de miser sur l’intelligence des lecteurs. Il n’hésitait pas à aborder des thèmes délicats tels que la religion, le racisme ou l’antisémitisme — comme dans Le cimetière de Prague, par exemple —, car son intérêt pour le complotisme l’amenait à croire qu’il valait mieux que les choses soient dites que cachées, puisque même cachées, elles existaient quand même.
S’il faut lire Umberto Eco encore aujourd’hui, c’est parce que son œuvre est foisonnante d’imagination et d’intelligence, comme le prouve hors de tout doute Le nom de la rose, mais aussi parce qu’elle touche justement à des sujets qui font réfléchir. Il s’intéresse à tout et tout l’intéresse. « J’ai confiance en la curiosité », écrivait-il dans Le pendule de Foucault. Sa place dans la littérature mondiale est quelque part entre Jorge Luis Borges et Georges Simenon, entre Agatha Christie et Alexandre Dumas. Il disait avoir été influencé par le travail de James Joyce et de Thomas Mann, mais Umberto Eco est un maître incontesté du mélange de culture savante et de culture populaire qu’il propose dans ses romans.
En même temps — comme beaucoup de gens qui font de grandes choses —, Umberto Eco ne s’est jamais pris très au sérieux. Il avait une façon très désinvolte de parler de son travail. Il avait beaucoup d’humour, que l’on retrouve aussi dans ses livres. Quand on pense à ses passages sur l’interdiction du rire dans Le nom de la rose, on ne peut que sourire. « Le rire est proche de la mort », fait-il dire à Jorge de Burgos, ce moine aveugle inspiré tout droit de l’écrivain argentin Borges, dont l’œuvre a marqué Eco. Peut-on rire de tout ? s’interroge Eco en quelque sorte. Il a surtout prouvé qu’on pouvait écrire sur tout.
Quand on lui demandait de résumer ce qui était au cœur du Nom de la rose, il répondait, badin : « un crime dans un monastère » ; Le pendule de Foucault : « l’obsession du complot » ; L’île du jour d’avant : « comment va-t-on faire l’histoire du monde dans la solitude » ; Baudolino : « comment produire de l’histoire vraie en racontant des mensonges ». La paranoïa du complot universel, l’idée que des groupes secrets dominent l’histoire, c’est au centre de toute son œuvre. Pour construire une bonne théorie du complot, on assemble des choses réelles tout en inventant des liens entre elles qui semblent plus vrais que vrais. À ce jeu, même Trump n’est pas de taille à compétitionner avec l’auteur italien !
Eco est obsédé non seulement par la littérature, mais par les livres eux-mêmes. Entre ses maisons de Milan et de Paris, et sa résidence d’été à Monte Cerignone, près de Rimini, il prétendait posséder plus de 50 000 livres. « Le livre est un objet parfait », disait-il en entrevue avec Christophe Ono-dit-Biot à la sortie de Numéro zéro, son dernier roman. Dans Le nom de la rose, il suggère que les moines de l’abbaye « étaient dominés par la bibliothèque, par ses promesses et par ses interdits ».
Umberto Eco a passé toute sa vie à travailler sur les mots, jusqu’à devenir l’un des sémiologues les plus réputés, invité dans les universités un peu partout dans le monde. Il retrouve sa propre mémoire dans les livres, et non en lui-même comme Proust. « Je me souviens d’avoir assisté à la bataille de Waterloo et d’avoir été témoin de duels des trois mousquetaires », disait-il en entrevue. La lecture ne s’arrête pas au texte. « Un sémiologue, disait Roland Barthes, est un homme qui voit du sens là où les autres voient des choses. »
Umberto Eco pensait qu’il fallait respecter l’histoire lorsqu’on écrit un roman, car l’histoire est un incroyable réservoir de fiction. C’était l’homme des paradoxes. Plus on s’accroche à l’histoire, plus on peut raconter des choses impensables. L’histoire est impensable. Elle est vraie et fausse tout à la fois. C’est ce qui rend si riche la lecture de La divine comédie encore aujourd’hui. Eco situe d’ailleurs l’action du Nom de la rose au début du XIVe siècle, au temps où Dante rédigea son fameux poème.
L’histoire est incroyable. Ce que l’on sait d’un personnage historique, ce n’est toujours qu’un faible pourcentage de ce qu’il a vécu. Eco a écrit dans Le pendule de Foucault : « À ce point-là, tout était possible, étant donné que tout était invraisemblable. » Il y a toujours plusieurs interprétations possibles, ce qui ne veut pas dire que toutes les interprétations se vaillent. On laisse les lecteurs travailler, s’amuser. Eco répétait qu’il y avait pour lui deux niveaux de lecture : « Le premier, vous voulez savoir ce qui se passe. Le deuxième niveau, c’est chercher à comprendre comment l’auteur a travaillé son livre. » Le premier niveau est important, c’est ce que recherchent tous les bons lecteurs. « Lorsqu’on passe au deuxième niveau, notre compréhension d’un texte devient infinie », disait-il.
Le rapprochement avec Jorge Luis Borges
Dans Le nom de la rose, Eco fait un immense clin d’œil à Borges en s’en inspirant pour son personnage de moine aveugle qu’il nomme joliment Jorge de Burgos. Ce Burgos est partout dans le livre, comme une ombre qui plane, peut-être à la manière de Borges sur l’œuvre d’Eco elle-même.
On le sait, les deux auteurs partagent l’obsession des bibliothèques. Elles sont partout dans leurs vies et dans leurs œuvres. Comment ne pas penser qu’Eco se soit inspiré de La bibliothèque de Babel de Borges pour sa bibliothèque labyrinthique du Nom de la rose qui est au cœur de l’abbaye — une abbaye comme une citadelle pour défendre la bibliothèque ? Inimaginable, bien sûr. Il y a beaucoup de parenté entre les contes fantastiques que l’on retrouve dans le recueil Fictions de Borges et le travail d’Eco. Borges disait qu’il y avait deux idées dans La bibliothèque de Babel : « l’idée d’une possibilité de variation presque infinie en partant d’un nombre limité d’éléments », puis « l’idée d’être perdu dans l’univers, de ne pas le comprendre, l’envie de trouver une solution précise, le sentiment d’ignorer la vraie solution ». Dans Le nom de la rose, Eco écrivait : « Les livres ne sont pas faits pour être crus. »
Ils étaient tous les deux fascinés par le mythe du labyrinthe. « La bibliothèque se défend toute seule, disait l’abbé dans Le nom de la rose, insondable comme la vérité qu’elle héberge, trompeuse comme le mensonge qu’elle enserre. Labyrinthe spirituel, c’est aussi un labyrinthe terrestre. Vous pourriez entrer et vous ne pourriez plus sortir. » Dans son livre Apeirogon, Colum McCann note que, pour Borges, il suffisait de deux miroirs opposés pour construire un labyrinthe. L’écrivain italien joue lui aussi avec les concepts, avec le langage, avec l’histoire et ses personnages, avec nous, bien sûr. Eco disait qu’analyser le faux permettait de mieux comprendre ce qu’est la réalité.
Au-delà de son œuvre romanesque, Umberto Eco était un être énigmatique et insaisissable. Un ami m’avait dit un jour, en parlant d’un peintre de Baie-Saint-Paul, que c’était non seulement sa peinture qui était naïve, mais avant tout le peintre lui-même. De même, Umberto Eco ressemblait à son œuvre.
Je ne sais pas s’il aurait voulu qu’on écrive sur lui trop sérieusement. Il aurait surtout voulu savoir si on a ressenti autant de plaisir en le lisant que lui en a eu en écrivant. Il était l’homme de la joie de vivre permanente. Il aurait voulu savoir si on a ri, si on a été surpris, si on l’a trouvé stupide aussi un peu parfois… Il disait qu’il faut juger un livre 100 ans après la mort de son auteur. Il aurait voulu qu’on en parle au moins jusque-là. « L’unique chose à quoi on doit penser, et je m’en rends compte sur la fin de ma vie, c’est la mort », conseille le maître à son élève dans Le nom de la rose. « On ne trouve pas la vérité en deux jours », ajoute le maître.