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L’humoriste n’arrive pas seul au rendez-vous. L’accompagne un homme à l’allure d’un capitaine de bateau, barbu et buriné, plus grand que lui et plus costaud — ce qui n’est pas un exploit, direz-vous. André Sauvé fait les présentations : « C’est Dimitri, mon conjoint. » Depuis sept ans, les tourtereaux nichent dans les Hautes-Alpes françaises et leurs fenêtres donnent sur les neiges (de moins en moins) éternelles. Pourtant, tous deux se disent transpercés par la bise montréalaise en cette fin novembre. « À cause de l’humidité », explique avec un fort accent l’affable Dimitri, Grec d’origine, Français d’adoption, transi dans son pull norvégien, avant de s’ancrer à une autre table du café iranien.
Véritable institution, le Byblos, circa 1989, est un rare témoin de la belle époque du Plateau-Mont-Royal, avant l’exode des « pipoles » vers des quartiers plus hip et des villes de banlieue moins chères. Y zieuter des vedettes était alors monnaie courante. Abonné de longue date, du temps qu’il créchait dans les alentours, André Sauvé ne gaspille pas une seconde à étudier le menu. « Je prends toujours le plat du jour. » Aujourd’hui : boulettes de bœuf sur un lit de riz. Il ne peut donc pas être mon cicérone et m’informer sur certains noms sibyllins sur la carte, un torché taré (purée de fines herbes et œufs) ou un koukou (galette aux fines herbes et noix), par exemple. « Tout est bon », assure-t-il.
Quand on casse le koukou dans un endroit public bondé et bruyant avec un mésadapté social — il n’en a jamais fait un secret, plutôt sa marque de commerce —, la meilleure question pour ouvrir le bal est sûrement celle-ci : comment ça va ? « Là, je suis bien parce qu’on a un rôle : tu es journaliste, je suis l’interviewé. Sinon, je serais mal à l’aise. Ça deviendrait alors juste social et je perdrais mes repères. »
En ville pour quelques semaines, il repartira avant les grands froids. « C’est quétaine, mais chez nous, c’est là où est notre cœur, et maintenant mon cœur est avec Dimitri, là-bas. Je me sens en visite ici. » L’hiver québécois ne lui manquera pas, même s’il lui doit beaucoup. Dans le numéro qui l’a mis au monde à 37 ans en tant qu’humoriste, André Sauvé déclamait, avec une dégaine indescriptible, une tignasse à la Einstein et de multiples façons, une strophe du célèbre poème d’Émile Nelligan : « Ah ! comme la neige a neigé ! / Ma vitre est un jardin de givre… » Dont une version chantée arabisante, une en braille (!) et une autre que ne renierait pas Éric Lapointe : « Tabarnac ! y a ben neigé, hostie de câlisse… »
C’était il y aura bientôt 20 ans, le 18 mai 2004, au festival Le Tremplin, à Dégelis, dans le Témiscouata. Il n’est pas exagéré de parler d’un conte de fées. Marraine de l’événement, Judi Richards est tombée en bas de son fauteuil devant ce phénomène autodidacte sorti d’on ne sait où, riche de mille métiers exercés (prof de danse indienne, massothérapeute, psychothérapeute, mascotte, vendeur de gugusses, peintre en bâtiment…) et dont la présence à ce festival n’était due qu’à une gageure. Une fois relevée, Judi a téléphoné à son illustre mari (Yvon Deschamps) pour le convaincre de se farcir les 500 km depuis Montréal. « Ce n’est pas un humoriste talentueux, c’est ben plus que ça. C’est une bibitte rare. On n’en a jamais vu des comme lui », lui a-t-elle dit, comme le raconte Yvon dans la préface de Monologues et détours imprévisibles (Les Éditions de l’Homme), le premier livre d’André Sauvé. « Et j’y suis allé, et j’ai capoté », ajoute le légendaire monologuiste, qui a d’ailleurs pris sous son aile le p’tit nouveau.
« C’est vrai qu’au début, je jouais plus le disjoncté. Je ne le fais plus depuis des années. Quand tu commences dans le métier, tu ne sais pas, tu es vulnérable, on te demande de le faire et tu le fais. »
Touchant témoignage, si ce n’est un détail : le mot « bibitte ». Souvent greffé à un qualificatif (rare, attachante, étrange, drôle), ce mot qui agace André Sauvé depuis Nelligan lui colle aux baskets comme une chique tenace… jusque dans les pages de son propre bouquin. Entendu récemment à Deux hommes en or et Rosalie (Télé-Québec) : « Quand on dit que t’es une bibitte… », commence la coanimatrice. « C’est pas vrai ! » proteste André Sauvé. « Comment ça, c’est pas vrai ? » s’insurge l’un des mecs dorés, Patrick Lagacé.
« C’est pas vrai que j’en suis une », réitère la non-bibitte entre deux boulettes. « Comment ça, c’est pas vrai ? » répliqué-je, exhibant illico un argument béton : la photo illustrant un article publié dans La Presse le 4 octobre 2008. Son visage, immortalisé en gros plan entre deux barreaux, les yeux fous, le rictus sardonique. André Sauvé regarde l’image à cauchemarder les nuits de pleine lune. « Je l’avais oubliée. [Soupir] C’est vrai qu’au début, je jouais plus le disjoncté. Je ne le fais plus depuis des années. Quand tu commences dans le métier, tu ne sais pas, tu es vulnérable, on te demande de le faire et tu le fais. »
Les gens, ajoute-t-il sur un ton résigné, ont besoin d’accoler une étiquette. Bibitte en est une, névrosé, une autre. Extraterrestre également. Son extrême singularité donne des maux de tête à quiconque essaie de mettre son style d’humour dans une case. Lui aussi y a renoncé. Absurde ? Non. Introspectif ? Oui, on peut le dire. Coach de vie ? « Surtout pas. » Philosophique ? Sans doute. « Je regarde l’existence en général, la mienne en particulier. Le sujet le plus proche de moi, c’est moi, je l’ai à portée de main. »
Et moi, j’avais à portée de main l’autre sujet proche de lui, Dimitri. J’en ai profité pour le sonder en privé, avec la bénédiction de son conjoint. « Est-ce qu’André a une personnalité un peu extraterrestre ? Absolument. Il en a aussi 20 autres : normale, zen, névrotique, superman. » La révélation de l’existence de Dimitri à Tout le monde en parle en 2019 a étonné les intimes de l’humoriste. « Moi aussi, je l’ai été. Ce n’était pas prévu, ça m’a échappé, dit-il. Ce dont je suis content, c’est que ça n’a jamais été traité comme un coming out. C’est passé comme du beurre dans la poêle. » Décrivant la maison « sobre » qu’ils partagent, leur hameau et ses 13 âmes, ses journées à jardiner devant un panorama digne de Maria von Trapp en fredonnant des mélodies de Barbara ou de Dalida, il a cette confidence : « Je ne pensais pas qu’on avait droit à autant de bonheur dans la vie. » Le voilà ému, pour la première et unique fois de l’entrevue.
« J’ai détesté mon adolescence. » Son excentricité innée qui a fait sa renommée faisait tache à la récré. Par miracle, il n’a pas été victime d’intimidation. « J’étais drôle, c’est ce qui m’a sauvé. Je ne nourrissais pas d’amitiés, j’étais seul la fin de semaine. » À 15 ans, André Sauvé de Lachine, P.Q., a connu son premier choc de lecteur : Siddhartha, le cheminement spirituel d’un jeune Indien au Ve siècle, un roman philosophique de l’auteur allemand Hermann Hesse, Prix Nobel de littérature (1946). J’en avais un exemplaire sur la table, feuilleté avant la rencontre.
— Je l’avoue, André, j’ai trouvé ça compliqué…
— Ah oui ? Moi, ça m’a complètement rejoint. Encore aujourd’hui, des passages me font pleurer aux larmes.
« J’ai suivi des cours de voix et de respiration au début de ma carrière d’humoriste. La prof m’a dit : “On va travailler sur les ‘r’ pour les enlever.” Eille ! J’ai fait assez de thérapies pour m’accepter comme je suis, ça va rester de même. »
Sans doute une phrase du genre : « Il n’est pas une chose au monde que je connaisse si peu que moi-même. » Cela lui ressemble. C’est le type d’aphorismes formulés à la manière Sauvé qui constellent ses numéros de haute voltige : « Qui suis-je ? Où vais-je ? Pourquoi cours-je ? À quoi sers-je ? » ; « C’est pas parce qu’on est arrivé qu’on est rendu. Sois toi-même, je veux bien, mais lequel ? » Sur le coup, ils ont tout de lapalissades lancées à cent à l’heure par un verbomoteur dans une salle hilare, pour ensuite revenir hanter le spectateur dans son for intérieur.
L’intérêt évident du livre qu’a publié André Sauvé en octobre dernier réside là : dans l’appréciation à son propre rythme de ce qui a été écrit pour être entendu. Ne manquent que sa voix particulière et ses fameux roulements de « r ». D’ailleurs, pendant qu’on y est, d’où ça vient ?
Erreur.
« C’est le genre de question que je trouve ben plate. » L’exaspération montre le bout de son nez, puis disparaît. « Les “r”, ce n’est pas un style que je me donne. Je peux ne pas rouler les “r”, mais ça me demande un effort. » Des cinq enfants de la famille Sauvé, il est le seul à parler ainsi. « J’ai suivi des cours de voix et de respiration au début de ma carrière d’humoriste. La prof m’a dit : “On va travailler sur les ‘r’ pour les enlever.” Eille ! J’ai fait assez de thérapies pour m’accepter comme je suis, ça va rester de même. »
Ah ! les thérapies. Il y a consacré temps, énergie et économies, pendant un quart de siècle. « J’ai toujours cru que si tu fais des thérapies, le mieux, c’est d’en faire plusieurs — une trentaine au compteur, ici, en Inde, en Californie —, pour ensuite préparer ton propre cocktail. » Il évoque quelques-unes de ses expériences. « J’ai marché sur des tisons sans me brûler. » Wow. Et alors ? « Alors rien. C’est sensationnel, mais c’est tout. » Il a « vargé » dans un matelas, poussé un cri primal à poil dans la boue. « Tout ça pour réaliser finalement que rester assis immobile et sans dire un mot, c’est pour moi la chose la plus difficile à accomplir et celle qui m’apporte le plus. »
À quand un essai là-dessus ? Il a retenu l’idée. Dans son livre, des textes inédits et fort réussis précèdent les monologues. « J’ai aimé l’exercice. Il m’a amené ailleurs et peut-être que mon prochain spectacle sera différent. S’il y en a un, si, si, si. » L’homme a toujours entretenu une relation ambivalente avec la scène. « Une fois que j’y suis, je connais peu de choses qui me font un tel effet. » Mais pour s’y rendre, cet amant du silence et de la solitude va contre sa nature. « Quand j’écris un show, je “m’autofourre”, parce qu’ensuite, je dois aller le faire. » L’humoriste ne craint pas le mot « retraite », et manifeste des envies d’acteur. En 2010, dans Filière 13, une comédie de Patrick Huard, il incarnait un psy hirsute aux yeux fous et au rictus sardonique. Un vrai rôle de composition, quoi.
— Jouer un drame, ça me plairait. Autre chose que moi.
— Est-ce possible ?
— Je ne sais pas, j’aimerais le savoir.
Le message est lancé.