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Sarah-Maude Beauchesne (ou SMB, pour gagner du temps et épargner du papier) se pose beaucoup de questions. Oubliez les banales « qui suis-je ? » et « où vais-je ? ». L’autrice, scénariste et comédienne ausculte ses neurones sur la place publique et sur des sujets post-de Beauvoir : « Pourquoi est-ce qu’on nous apprend à avoir honte de notre vulve ? » (Elle Québec) ; « Est-ce qu’on peut être furieusement féministe et hétérosexuelle ? » (La Presse).
À l’instar de nous tous, il lui arrive de s’interroger prosaïquement. Exemple : que boire alors qu’il n’est que 16 h, qu’on donne une interview et qu’on a un souper ensuite ? Chez Henrietta, avenue Laurier, la réponse est problématique, car les possibilités sont infinies. Mieux vaut s’abandonner aux conseils du personnel. Ce sera donc un rotburger autrichien. Un rouge léger, bien sûr, en accord avec les préférences de SMB.
Sa réputation d’œnophile dilettante, glamour et instagrammable est à ce point établie qu’on l’imagine aisément, et régulièrement, refaisant dans l’ivresse du moment un monde sans patriarcat, au sein d’une sororité très soudée (Sarah-Jeanne Labrosse, Catherine St-Laurent, Juliette Gosselin, Rebecca Makonnen), un ballon couleur garance à la main. « Je ne bois pas tous les jours, précise-t-elle, c’est le rituel autour du vin que j’aime. Il ne faut pas s’inquiéter pour moi, je suis tellement une personne équilibrée. »
(Le seul excès notable est dans son utilisation de l’adverbe « tellement » : « Je suis tellement heureuse d’être une femme grâce à mes amitiés féminines », « Tu te fais tellement chier dans ta vingtaine avec des gars qui sont de la marde… »)
Je lance le bal en proposant de « tchiner » aux 10 ans de Cœur de slush, son premier roman, une autofiction transposée au cinéma l’an dernier par Mariloup Wolfe. Ravie, touchée, mon invitée entre dans la danse. C’est parti, mon kiki !
L’héroïne, Billie, 17 ans, est un copier-coller de l’autrice au même âge, « à quelques détails près ». Toutes deux sont granbyennes, ont un père médecin, une mère qui vient de quitter la maison, et une sœur aînée adorée/enviée. « J’ai vécu une enfance et une adolescence très ouatées, avec plein de temps pour être romantique. J’écrivais des histoires à l’eau de rose. »
Histoire à l’eau de sucre, Cœur de slush s’écoule au rythme lent d’un été à glander et à se liquéfier devant les yeux bleus d’un champion cycliste. Billie s’est fixé un but à atteindre avant l’automne : « Je veux faire l’amour avec Pierre même s’il ne m’aimera jamais. » Cent pages plus loin, fin du suspense (« Allô la terre allô le monde allô la vie j’suis plus vierge gnan gnan gnan »), l’événement a été vécu dans la douceur, en regardant le plafond, sans drame ni feu d’artifice à la ligne d’arrivée — pour elle, s’entend.
Refusé par plusieurs éditeurs et vendu depuis 2014 à 40 000 exemplaires, ce roman plus léger qu’un rotburger (il aura deux suites) témoigne d’un réel talent pour le parler et les états d’âme adolescents. Cet atout sera le sésame de SMB pour la scénarisation d’émissions de télé destinées aux jeunes : Le chalet et L’Académie.
« J’ai des choses qui sont grandioses que ma sœur n’a pas et n’aura jamais, le sentiment de voir son film au cinéma, par exemple. Je sais que toutes les mères vont dire que ça ne s’équivaut pas, mais je m’en fous. Je ne compare pas, mais pour moi, écrire, c’est grandiose. »
Alors que Cœur de slush débarquait en librairie, SMB, amatrice de Sexe à New York, exposait sur le Web une autre couleur de sa plume inspirée et prolifique. De 2011 à 2020, elle a documenté à vif son quotidien de Montréalaise vingtenaire mal dans sa peau, séductrice et exploratrice dans Les fourchettes. Un blogue très lu et très cru, à faire rougir Billie : « […] j’ai tout le temps le goût de fourrer. […] Quand il oublie que c’est pas parce qu’il a fini d’avoir du fun que notre vagin prend son congé lui itou. […] “hey allô je voulais juste te dire un gros merci pour la fois que t’as été la générosité en personne niveau cuni”. »
Il y a une sorte de dichotomie entre ces propos et la femme à l’air sage comme une image, impeccable dans son pull anthracite, ex-mannequin aux jambes d’un kilomètre et au visage de madone préraphaélite (« Ça veut dire quoi ? » demande-t-elle, suspicieuse. Je lui réponds que c’est un compliment, photo d’une toile de Dante Gabriel Rossetti à l’appui. « OK. »).
L’engouement autour des Fourchettes et l’aura piquante de son autrice ne pouvaient que titiller une boîte de production, d’où la websérie Fourchette (sans le s), offerte sur ICI TOU.TV depuis 2019. « Quand la réalisatrice auditionnait des comédiennes pour incarner Sarah, le rôle principal, j’étais mauvaise joueuse, je disais : “Ouais, ouais.” À un moment donné, Catherine [Therrien] a fait : “OK, ça va être toi.” » Une évidence, quoi. « Parce que Sarah, c’était moi. » Soit, elle ne connaissait que dalle en interprétation. Petit pépin, vite balayé.
Guidée par l’actrice Dominique Pétin, en bonne première de classe, l’élève s’est appliquée. « Je veux toujours tellement bien faire. » Dénudée et à l’horizontale au troisième épisode, l’apprentie épate par son aplomb digne de Sharon Stone dans Basic Instinct, juste après une scène clé tournée, debout et habillée, chez Henrietta. « Quand j’avais un condo dans le Plateau Ouest, je venais souvent ici avec mon ordinateur. Je me suis rapidement imposée comme la fille dans le coin qui écrivait et qui tétait son verre. »
En 2021, dans la troisième et ultime saison de Fourchette, Sarah — qui a 31 ans, comme son interprète et idéatrice — ne veut pas d’enfant et subit une ligature des trompes. Dans la réalité, SMB ne sait pas, ne sait plus. Pourtant, en 2019, c’était affaire classée, elle l’avait juré devant Nathalie Petrowski dans Urbania : jamais ! (« Je ne la crois pas », tranchera la journaliste.)
« J’ai écrit Faire la romance pour coucher sur papier la tempête en moi. » Évoquer un ouragan serait plus juste, à la lecture de cet essai hyper-personnel d’autoanalyse, best-seller dès sa sortie en novembre dernier aux Éditions Cardinal. « C’est encore difficile de se donner le droit de réfléchir à cette question. »
D’autres avant elle ont osé. Déjà en 1971, The Baby Trap, d’Ellen Peck, une journaliste américaine, proposait ce concept révolutionnaire : procréer n’est pas nécessaire. En 2007, Corinne Maier, psychanalyste française et mère de deux bambins, jetait à son tour un pavé dans la mare avec No kid : Quarante raisons de ne pas avoir d’enfant (Michalon). La première donnait le ton : « Le “désir d’enfant”, une aspiration tarte ».
SMB, dans Faire la romance, se montre moins lapidaire. « Je veux que chaque personne fasse son chemin. Je ne veux pas influencer, ni imposer quoi que ce soit, à moi et aux autres, mais outiller. » Avec la maturité et le recul, elle revient sur le départ de sa mère, à qui elle en a voulu pendant des années. « Jusqu’à ce que je comprenne qu’elle s’était simplement choisie pour la première fois de sa vie, écrit-elle. Depuis ce constat, mon admiration pour sa rébellion n’a pas de limite. »
Nouvelle maman, sa sœur adorée/jalousée « tripe sa vie » ? Témoin émue, la marraine reste sourde au tic-tac de l’horloge biologique. « J’ai des choses qui sont grandioses que ma sœur n’a pas et n’aura jamais, le sentiment de voir son film au cinéma, par exemple. Je sais que toutes les mères vont dire que ça ne s’équivaut pas, mais je m’en fous. Je ne compare pas, mais pour moi, écrire, c’est grandiose. »
« Dans mon écriture, j’excluais énormément les hommes. Et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas être une bonne féministe et une bonne personne si j’excluais la moitié de l’humanité. »
SMB ne manque pas d’humour. « Nicola Morel et moi, on a fait un bébé finalement », claironnait-elle l’automne dernier sur Facebook. Nicola ? « Un beau 5 pi 8 po. Et ça ne le dérange pas que j’en mesure trois de plus, il a confiance en lui. Ça me rend fière, je me redresse, comme ça. » Elle lève la tête, hiératique.
Et ce bébé ? Il s’appelle Bellefleur. « Hier, j’étais chez Trio Orange [boîte de production (M’entends-tu ?, Le temps des framboises) où Nicola est producteur au contenu]. J’ai vu la bande-annonce… », fait-elle, encore remuée. L’enfant se présente bien. Sa naissance est annoncée pour le 16 mai sur Crave.
Je lui lis un extrait du communiqué de presse : « une série qui parle des hommes bons, dévoués, qui ont du cœur et qui ne craignent pas de s’impliquer et de s’investir. Des jeunes pères, des amants, des hommes qui pleurent de beauté […] »
— [Moi, sarcastique] Wow ! Ça existe, des hommes comme ça ?
— [Elle, sérieuse] La question se pose. C’est sûr que ça peut ressembler à un idéal, et je serais la première à dire qu’ils n’existent pas, mais finalement, oui. J’ai besoin de créer ces hommes-là pour me donner de l’espoir.
Sur sa lancée, elle ajoute : « Dans mon écriture, j’excluais énormément les hommes. Et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas être une bonne féministe et une bonne personne si j’excluais la moitié de l’humanité. »
Donc, dans Bellefeuille, les hommes sont dévoués et pleurent. Et les femmes ? On sait peu de choses, sauf que la distribution comprend notamment SMB et son amie Sarah-Jeanne Labrosse, à l’époque enceinte jusqu’aux sourcils. « Elle est tellement bonne ! Le tournage m’a fait beaucoup de bien, je me suis fait tellement d’amis : Guillaume Cyr, Marc-André Grondin… »
La conception de Bellefleur remonte à la pandémie. « Avec Nicola, je regardais beaucoup la télé, et on était fâchés de voir à quel point les gars étaient inadéquats. Ils ne sont pas encouragés à être vulnérables, et la vulnérabilité, c’est la clé. Je suis convaincue que c’est ce qui va sauver nos liens avec eux. Il y a tellement de travail à faire ! »
L’an dernier, une nouvelle stupéfiante a bruissé dans la branchitude montréalaise : SMB, quintessence de la fille urbaine virevoltant de vernissages en 5 à 7, se serait mise au vert, à Knowlton, près d’où elle a grandi (et grandi, et grandi). Les fiancés bucoliques occupent des chambres séparées. « On se visite beaucoup, me rassure-t-elle. Je connais peu de couples qui ont l’air harmonieux dans le quotidien. Je n’ai pas envie de reproduire des modèles de conjugalité voués à l’échec depuis des décennies. »
Nicola est « merveilleux, dit-elle. Il est vraiment féministe, pas pour me faire plaisir ». En prime, « il est le genre de gars conscient du cycle menstruel et de comment ça nous affecte ». Cerise sur le gâteau, « il lit Mona Chollet ».
Il a sûrement lu cette phrase de l’essayiste française, encore récemment chef d’édition au Monde diplomatique : « Dans ma logique, ne pas transmettre la vie permet d’en jouir pleinement » (Sorcières : La puissance invaincue des femmes, Zones, 2018).
— La conclusion dans Faire la romance est ambiguë… Pour l’instant, c’est NON aux enfants, mais y a-t-il une possibilité, avec un micro p, que tu changes d’avis ?
— Je peux faire ce que je veux. [Rire] J’en ai le droit.
Tellement !