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«Un enfant m’a dit sur TikTok : “Tes livres m’ont gardé en vie.” Je le sais que c’est vrai. C’est plus que touchant, c’est… »
Elise Gravel cherche le mot. C’est « exceptionnel ». Depuis plus d’une heure, l’autrice et illustratrice parle d’abondance, alimentant une conversation intense dont les digressions sont le sel. « Je pense que tu es TDAH, je le sens chez les gens. » Elle-même a reçu ce diagnostic à 35 ans. « J’ai trouvé des matsutakés cet été, c’est une espèce de champignons ultrarare et très chère, 1 000 piastres le kilo, qui sent un mélange de cannelle et de vieille chaussette sale. »
Entre-temps, à notre insu, le Café Lézard est mystérieusement passé de désert à bondé.
Pour dire vrai, ce n’était pas gagné. À peine arrivée, Elise Gravel planifiait sa sortie. « Une heure ? Oh mon Dieu, je ne pensais pas que ce serait si long, j’ai un rendez-vous… » Assise sur le bout de sa chaise, elle a précisé avoir avalé un en-cas avant de quitter son appartement au coin de la rue. Devant un thé vert, elle a mis les choses au clair avec une franchise plus rare que les matsutakés : « Mon travail dans la vie, c’est de dessiner dans mon bureau, non de donner des entrevues. Je n’ai plus besoin de le faire. »
Soixante-quinze minutes plus tard, Elise Gravel ne cherche plus à jouer les filles de l’air. « Relaxe, me dit-elle, on va prendre le temps dont tu as besoin. »
Deux hommes s’approchent de notre table. « Excusez-moi, madame Gravel, commence le premier. Je suis François Limoges, maire de l’arrondissement de Rosemont–La Petite-Patrie. Je voulais juste vous dire merci pour tout ce que vous faites. Mon fils est un fan, et moi aussi. Avoir su, j’aurais apporté ses livres pour les faire autographier. »
« Je peux lui faire un dessin sur une serviette en papier… »
Le second, resté en retrait, s’avance. « Philippe Lopez. Je travaille au cabinet du maire, mes enfants sont des lecteurs aussi. Je sais que vous habitez le secteur, j’aimerais avoir une discussion avec vous pour un projet, voici ma carte… » L’objet de leurs regards reçoit les hommages avec un sourire, puis prend la carte avec un conseil : « Appelez mon agent. »
Pas de doute : Elise Gravel est une star dans son domaine. Après 20 ans d’activité, son nom est établi, son visage, connu, sa réputation, solide, avec plus de 400 000 abonnés Instagram/Facebook/TikTok et une soixantaine de titres publiés. L’un d’eux, Une patate à vélo (La courte échelle, 2016), atteint les 125 000 exemplaires écoulés au Canada en version originale, en sus des milliers d’autres en espagnol, en allemand, en polonais et en chinois. Son public cible se renouvelant sans cesse, le tubercule véloce a intérêt à maintenir la forme. « Les bébés capotent dessus. » Elle tente une explication, consciente que le succès bœuf d’une patate sportive n’a pas de recette : « C’est drôle. » Qui peut rester de glace devant un biscuit dansant et un caca à lunettes se justifiant ainsi : « Sinon, je vois rien » ? « C’est répétitif et interactif. Les bébés se font chatouiller à la fin. Ils ne savent pas parler, mais l’apprennent par cœur. » La phrase est ponctuée d’un babil très réussi.
Célèbre au Québec, l’illustratrice s’est également distinguée aux États-Unis, comme lorsque le United States Postal Service (USPS), l’équivalent de Postes Canada, a fait appel à son talent. « Un honneur » qui lui a inspiré cette réflexion sur Facebook : « Je me sens comme la Céline Dion des timbres. » « Les Américains sont super, mais ils sont aussi hyper-contrôlants avec des dates limites impossibles, et ils te tiennent la main pendant que tu dessines. » Comportement qu’elle abhorre par-dessus tout, mais qu’elle endure parce que, voyez-vous, « c’est tellement payant », dit-elle. Cette franchise, toujours.
Parmi ses autres faits d’armes chez l’Oncle Sam : le New York Times lui a demandé de dessiner en direct sur sa page Facebook. Alors qu’elle s’exécutait pour l’auguste quotidien, l’artiste s’est décrite brièvement, avouant entre autres aimer « les jokes de pet ». Et répète sensiblement la même chose au Lézard. « Je voulais faire une encyclopédie sur les pets. » Elle a l’œil espiègle d’une fillette qui a prononcé un gros mot devant la visite. « Les pets, c’est universel, et c’est l’une des façons les plus simples d’entrer en contact avec un jeune. Oui, je suis une grande personne, mais toi et moi, on rit ensemble. »
La vlimeuse en insère partout. En couverture de N’importe quoi ! Le petit cahier noir d’Elise Gravel. Dans Le fan club des champignons (« La vesse-de-loup géante, si on marche dessus, POUF ! elle produit un nuage de fumée, comme un pet »). Dans la murale sur le thème de la diversité et de l’inclusion, inaugurée en septembre dernier, créée pour le Centre des sciences de Montréal : l’un de ses fabuleux monstres lance un « Oups ! » car il a lâché un « Prout ! »
Point de prout dans l’œuvre qui a fait exploser sa notoriété, déjà plus qu’enviable dans une couche de la population. Et ce, jusqu’au sommet de l’État. La bombe à l’origine de la déflagration est posée sur la table, entre son thé froid et mon deuxième allongé. Un œil non averti n’y voit que du feu : c’est pour ce bouquin que plusieurs ont pété un plomb ?
Le rose, le bleu et toi !, une idée développée de concert avec son éditeur américain, Random House Children’s Books, est sorti aux États-Unis en mars 2022 dans sa version originale. « Pink, Blue, and You ! a été long à écrire, on a consulté beaucoup de gens. » Le contexte social et politique n’aurait pas pu être plus défavorable à un livre sur les stéréotypes de genre destiné aux bambins. Ron DeSantis, gouverneur républicain de la Floride et aspirant locataire de la Maison-Blanche, menait une croisade contre les LGBTQ+ en général, et les personnes trans en particulier. À Dayton (2 500 habitants), dans l’État de Washington, la bibliothèque locale a été submergée de demandes pour que soient retirés de la section pour enfants des ouvrages « idéologiques » traitant du consentement, de la race et du genre, dont Pink, Blue, and You ! « Nous avons reçu des menaces », a déclaré à la CBC le directeur de l’établissement, qu’on a traîné dans la boue et qui a démissionné depuis. Il y a eu un effet boule de neige, même si c’était l’été.
Mise au parfum de cette réaction, Elise Gravel est tombée des nues. « Le message du livre, c’est que le genre, ce n’est pas que ce que tu as entre les deux jambes. Ce qui dérange, d’après moi, c’est qu’on peut être les deux en même temps, avec un garçon qui dit : “Moi, je me suis senti une fille.” »
Au contraire, Le rose, le bleu et toi ! est débarqué au Québec sans faire de vagues, se souvient l’autrice. « Jusqu’à ce que je raconte dans un article qu’il était banni de certains États américains. Les médias d’ici se sont alors emparés de l’histoire pour dire : “Ils sont donc bien fous, les Américains !” » Le 2 février 2023, l’Assemblée nationale adoptait une motion présentée par Manon Massé, à l’époque co-porte-parole de Québec solidaire, condamnant la censure aux États-Unis des livres signés Elise Gravel.
Soudain, le vent a tourné dans la Belle Province. La question de l’identité de genre — jumelée à une drag queen, Barbada, lisant des contes dans les bibliothèques publiques et au crêpage de chignon sur le wokisme — a enflammé les chroniqueurs et déchaîné les trolls. « J’ai dû engager une modératrice pour mes réseaux sociaux. J’ai fait un vrai burnout, j’ai envisagé de prendre ma retraite. C’était trop dur, toute cette haine qui m’était adressée. »
Une semaine avant notre rendez-vous, Elise Gravel sirotait le même thé vert au même endroit avec Jagmeet Singh. Le chef du NPD avait demandé à la rencontrer. « Il tenait à me dire : “Je sais que tu reçois beaucoup de haine, je voulais te dire qu’on t’aime et qu’on te soutient”, relate-t-elle, encore soufflée. Il voulait aussi des photos… »
Sur Facebook, on les voit collés l’un contre l’autre, un turban rose pour lui, un chandail bleu pour elle, avec entre leurs mains son dernier-né, Nutshimit, corédigé avec Melissa Mollen Dupuis. « En général, je ne travaille pas en collaboration. Je l’ai fait pour Le rose, le bleu et toi ! avec Mykaell Blais [NDLR : jeune personne transmasculine membre du GRIS-Québec, un organisme de sensibilisation LGBTQ+] et avec Melissa pour Nutshimit. Je n’aurais pas pu écrire sans elle ce livre sur la vie en forêt des Innus. C’est une voix autochtone importante qui parle aux jeunes sans être déprimante. »
Certains abonnés ont tiqué devant le texte commentant le cliché avec son admirateur néo-démocrate : « Mon nouvel ami woke avec mon nouveau livre woke. » Tant pis. « Je m’assume, quitte à perdre des fans en chemin. Être woke, selon ma définition, c’est être éveillé aux injustices sociales et vouloir les combattre. Et c’est tout à fait moi. »
Elise Gravel a été biberonnée aux valeurs altruistes et humanistes de ses parents (dont son père, François Gravel, également auteur — mais pas dessinateur — de livres pour enfants). « Je me suis engagée envers la prochaine génération, celle de mes filles, qui ont aujourd’hui 15 et 18 ans. Je veux éveiller les consciences, ouvrir les esprits. » Gros contrat, pour lequel elle utilise sa tribune à bon escient, avec des livres qui traitent des enjeux actuels : C’est quoi un réfugié ? ou encore Alerte : culottes meurtrières — Fausses nouvelles, désinformation et théories du complot. Et elle compte bien réduire la cadence des contrats d’édition pour consacrer plus d’énergie à son bénévolat. « Sur mon site, les gens du monde entier, beaucoup de profs, téléchargent et traduisent mes affiches gratuitement. L’une d’elles l’a été en tagalog, la langue des Philippines. »
Avant de me laisser en compagnie d’un spanakopita, Elise Gravel y va d’une confession-choc : « Je n’ai presque plus envie d’illustrer. » Elle caresse le projet d’écrire le journal d’une préado. « Une fille qui est moi dans les années 1990, qui a, sans le savoir, un TDAH qui lui fait vivre de grandes souffrances. Une autofiction sur la façon dont mon cerveau fonctionnait dans le temps et fonctionne encore maintenant. Avec humour et compassion. » Et, peut-être, un pet. Ou deux.