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Le XXe siècle a eu le Grevisse. Le XXIe aura sa Grande Grammaire du français, parue cet automne aux éditions Actes Sud. L’ouvrage, fruit d’un travail mené sur 20 ans par une équipe internationale de linguistes, décrit la langue écrite et parlée. « Maurice Grevisse s’était limité au littéraire, nous avons voulu traiter de l’écrit et l’oral contemporains », dit Anne Abeillé, professeure à l’Université de Paris et codirectrice du comité scientifique et éditorial. « Il n’y avait pas de raison de privilégier la littérature », complète Danièle Godard, aussi codirectrice en plus d’être directrice de recherche honoraire au Conseil national de recherche scientifique, lequel a mis en branle l’initiative en 2001 par son soutien financier et technique.
Dans l’univers des grammairiens, La Grande Grammaire du français (GGF) détonne. D’abord parce que c’est le premier ouvrage du genre produit par une majorité de femmes — trois des quatre membres du comité éditorial et 31 des 59 signataires. Mais surtout parce que les auteurs ont voulu coller à la réalité actuelle. En plus d’inclure les variations au Canada, en Belgique, en Suisse et en Afrique, le pavé de 2 628 pages cite presque uniquement des sources postérieures à 1950. Et à côté de 500 grands auteurs — Albert Camus, André Gide ou Michel Tremblay —, on tire des exemples de journaux et d’autres sources inusitées, comme le bédéiste René Goscinny ou l’ex-premier ministre Jacques Parizeau. On puise également dans les grivoiseries de San Antonio et les commentaires du Réseau des sports.
Professeure à l’Université de Sherbrooke et cosignataire, Marie-Thérèse Vinet est impressionnée par la présence du Québec. « Le Grevisse comportait des erreurs sur ce qui était supposément québécois. Pour la GGF, les données sur le Québec ont été relues par des Québécois. »
Il y a aussi que l’Amérique du Nord a fourni 12 des 38 bases de corpus — un corpus étant une base de données. Dans le cas de la GGF, on a utilisé le corpus de données textuelles de Sherbrooke, le corpus de l’Estrie, celui du français parlé au Québec, les deux corpus de Montréal, celui d’Ottawa-Hull ainsi que celui des Îles-de-la-Madeleine, en plus de trois corpus louisianais et de ceux du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Écosse. « On aurait aimé en avoir plus d’Afrique, mais la source est moins riche pour l’instant, précise Anne Abeillé. Au Québec [où les corpus sont suffisamment élaborés], vous êtes capables de documenter que tel usage est spécifique à L’Isle-aux-Coudres. »
La table des matières de 45 pages et les 30 000 exemples ont de quoi donner le tournis. Mais quand on feuillette ce pavé de cinq kilos en deux tomes, on est frappé par sa clarté. On peut donc y papillonner à souhait. Le journaliste pourra se documenter sur l’art de la question (au chapitre 12) ou les citations (au chapitre 17). On y trouve beaucoup d’information sur les genres et l’écriture inclusive, mais aussi tout un chapitre sur les écritures numériques — émojis compris. Quant à la version en ligne, elle permet d’écouter 2 000 exemples audios, entre autres.
Si un total de 2 628 pages peut sembler exagéré aux nostalgiques du Précis de Maurice Grevisse (moins de 300 pages), la brique se situe en fait dans la bonne moyenne, entre la grande grammaire de l’anglais, à 1 860 pages, et celle de l’espagnol, qui trône à 5 351 pages. Ces grandes grammaires ont émergé dans la foulée du développement de la linguistique moderne dans les années 1970 — la première du genre, celle des Italiens, est parue entre 1989 et 1991 en trois tomes.
Plusieurs raisons expliquent pourquoi la GGF arrive au moins 20 ans après les autres. Il a fallu parfois des années de négociation pour faire collaborer les 32 universités et centres de recherche dans 10 pays. « Il fallait réconcilier beaucoup de “chapelles”, qui avaient toutes leurs façons de faire et même leur vocabulaire propre », raconte Anne Abeillé.
Autre complication : les auteurs, qui tenaient à être publiés par un éditeur grand public plutôt qu’universitaire, ont dû composer avec une éditrice, Anne Bresson-Lucas, rigoureusement antijargon. Il aura fallu six ans de va-et-vient entre les 59 auteurs, le comité de direction et l’éditrice pour parvenir à la version finale. Tout en adaptant le contenu aux évolutions comme les réseaux sociaux, Internet, les textos. Sans compter 16 départs à la retraite et un décès parmi les auteurs.
Anne Bresson-Lucas aura consacré huit années à la réalisation de cet ouvrage, dont les trois dernières à temps complet. « La direction d’Actes Sud savait que ce serait long et qu’on ne devait pas faire n’importe quoi », dit-elle. C’est à sa demande que les auteurs ont produit un grand index de 4 500 mots, un glossaire des 600 termes techniques, 15 000 renvois, une bibliographie des 500 auteurs cités, les résumés en tête de chapitre et les échantillons. « Ça se veut très dynamique pour être utile aux enseignants, qui pourront piger dedans », explique l’éditrice, qui planifie un abrégé d’environ 450 pages — d’ici 2026, espère-t-on.
L’impression des deux tomes à 15 000 exemplaires a permis d’amortir le coût à 169,95 $ — la Cambridge Grammar of the English Language, à titre de comparaison, coûte le double. Malgré cet effort vers l’accessibilité et la lisibilité, la GGF demeure une œuvre scientifique et savante. Ça n’intéressera pas tous les lecteurs, par exemple, de savoir pourquoi la réponse à la question « Où est le livre ? » est « Là » et pas « Y ». « Les linguistes aiment beaucoup considérer les tournures impossibles, qui sont marquées d’un astérisque dans la GGF », souligne Marie-Thérèse Vinet.
Partout où c’est possible, la GGF ajoute des données statistiques, qui viennent appuyer ou contredire certains commentaires ou lieux communs. On montre par exemple que 80 % des expressions verbales figées (« on n’est pas sorti de l’auberge ») sont identiques dans l’ensemble de la francophonie et que les variations, souvent infimes, se conforment à un même moule (« on n’est pas sorti du bois », au Québec).
Et en ce qui a trait à l’habitude des Québécois — qui en chagrine plusieurs — d’abandonner le « ne » dans les phrases négatives (« j’ai pas faim ») ou de remplacer l’auxiliaire être par avoir (« j’ai monté »), la GGF constate que le phénomène est aussi répandu en France, mais que les Québécois en font simplement un peu plus. « Cette forme négative est majoritaire à l’oral même en France », dit Anne Abeillé.
Pour le commun des mortels passé au moule de l’école, l’idée de grammaire est associée au purisme, à la faute, à la correction absolue. Or, dans la GGF, vous ne lirez nulle part que vous avez tort de dire ou d’écrire « j’ai monté », « le livre que j’ai besoin » ou « malgré que » — au lieu de « je suis monté », « le livre dont j’ai besoin » ou « bien que ». « Ça ne sert à rien de dire que “malgré que” n’est pas bon. Ça existe depuis longtemps », affirme Danièle Godard, qui assume complètement l’aspect iconoclaste ou décomplexé de la GGF.
Tout ne se vaut pas, cependant, et les auteurs ont mis en place une codification qui indique clairement les tournures « non standards », « inacceptables », « douteuses » ou « inappropriées ».
« Mais il est important, socialement, de dire aux gens que ça existe, estime Danièle Godard. Il existe des formes très différentes entre l’oral et l’écrit entre la France et le Québec, mais elles appartiennent toutes au même système grammatical. Il faut arrêter de dire que ce n’est pas français. Au contraire, c’est très français. »
Cet article a été publié dans le numéro de mars 2022 de L’actualité, sous le titre « Le français décomplexé ».