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Ils ont entre 10 et 13 ans et viennent de publier – déjà! – leur troisième livre jeunesse : L’île aux morses – ᑐᑦᔮᑦ. Bienvenue chez les élèves de l’école Nuvviti, située dans le village le plus au nord du Québec, Ivujivik.
Voler de Montréal à Ivujivik, au bord de la baie d’Hudson, c’est l’équivalent (en durée) de voler jusqu’à Paris. Pourtant, sur le plan administratif, on est encore au Québec, même si la région revendique fièrement son autonomie.
Ce trajet du Sud vers le Nord, Anne Desmarais, étudiante à la maîtrise en études littéraires (UQAM), l’a fait pour la première fois en octobre 2024. Pendant sept jours, elle a coanimé des ateliers de création littéraire et d’illustration pour une trentaine de jeunes Inuit allant de la 3e à la 6e année.
Ce sont eux, les fameux auteurs en série
.
En arrivant dans le village de 412 habitants, dont 30 % ont moins de 14 ans, Anne et la professeure de littérature Geneviève Lafrance (qui dirige le projet Un livre à la fois (nouvelle fenêtre)) sont notamment accueillies par Alexandrine Hugonnier. C’est elle, deux ans plus tôt, qui avait donné les ateliers de création pour concevoir L’inugagullirq, le premier livre de la série des jeunes d’Ivujivik.
Une vue du village d’Ivujivik à partir de l’école Nuvviti
Photo : Anne Desmarais
Tombée amoureuse du village et de ses enfants, cette autre étudiante de l’UQAM y est restée et enseigne désormais aux élèves de 3e et de 4e année. Comme quoi ces ateliers de création littéraire ne servent pas qu’à élargir les horizons des jeunes Inuit.
Au travail!
On a commencé à donner nos ateliers le lendemain de notre arrivée, car l’école peut fermer à tout moment, s’il n’y a plus de fioul pour le chauffage, s’il n’y a plus d’eau potable ou si les réservoirs d’eaux usées sont pleins et doivent être vidés
, raconte Anne Desmarais.
Sinon, c’est une école comme la plupart de celles du Québec qui attendait la jeune étudiante du Sud… mis à part les pilotis – pour éviter que l’école subisse les effets de la fonte du pergélisol – et la magnifique vue sur la baie. Dans les couloirs, il y avait une belle ambiance d’école où tout le monde se parlait
, souligne-t-elle.

L’école Nuvviti, à Ivujivik, dispose d’un système d’alerte et de codes de couleur qui avisent les habitants d’un problème. Orange : manque de fioul pour le chauffage. Rouge : réservoirs d’eaux usées pleins. Bleu : plus d’eau potable dans les (autres) réservoirs.
Photo : Anne Desmarais
Les deux premiers jours sont les plus ardus : il faut briser la glace avec les jeunes (+10 pts pour ce jeu de mots arctique) et organiser un grand remue-méninges trilingue (français, anglais et inuktitut) dans chacune des quatre classes participantes.
Heureusement, un animateur du Théâtre Aaqsiiqest est là pour que les élèves se sentent à l’aise d’exprimer n’importe quelle idée dans leur langue maternelle, l’inuktitut, même s’ils sont pour la plupart très à l’aise en anglais. La moitié des élèves a aussi choisi d’étudier le français, ce qui est possible à partir de la 3e année.
Et pour gagner la confiance des jeunes, il y a aussi les sorties de fin d’après-midi dans les rues du village, qui sont l’occasion pour Anne Desmarais de jouer avec les enfants et de découvrir leur univers.
J’étais là pour animer, mais ce sont eux qui m’ont animée
, lance-t-elle encore, rêveuse. Ce projet, c’est une si belle façon de s’immerger dans une culture.

«J’étais là pour animer, mais ce sont eux qui m’ont animée», lance Anne Desmarais à propos de son expérience avec les jeunes d’Ullivik.
Photo : Anne Desmarais
Le livre de cette année est une fois de plus basé sur une histoire ou une légende racontée les jours précédents par une figure de la communauté. Cette année, c’est un chasseur qui s’y colle. Signe que les jeunes auteurs ont pris de l’assurance, ils se permettent désormais de n’en garder que certains éléments et de broder une histoire de leur cru (autre jeu de mots arctique!).
L’île aux morses – ᑐᑦᔮᑦ se penche sur la façon de préparer l’igunaq (le morse fermenté) en racontant l’histoire d’une sortie de chasse en mer entreprise par de jeunes Inuit pour offrir un cadeau à leur grand-mère. Indirectement, il s’agit aussi d’encapsuler en livre cette tradition culinaire dans un contexte où cette viande très prisée des aînés pourrait disparaître petit à petit, les jeunes lui préférant de loin le goût du hot-dog.
Des auteurs qui s’affirment
Pour le premier livre de la série, les élèves avaient essentiellement reproduit la légende racontée par un aîné. Mais pour celui-ci, ils ont pris plus de libertés avec l’histoire. On voit que tout le travail sur la narration effectué pour concevoir le deuxième livre a porté ses fruits
, confie Nelly Duvicq, qui enseigne à l’école Nuvviti depuis 11 ans.

Lors de la soirée de lancement du livre, cinq mois après les ateliers de création, toute la communauté était invitée à un buffet et plusieurs dizaines d’exemplaires ont été distribués.
Photo : Anne Desmarais
Passer par tout le processus de conception d’un livre, jusqu’à son lancement quelques mois plus tard, permet aux élèves de comprendre le travail exigeant qui se trouve derrière
, ajoute l’enseignante.
Ça leur permet aussi de travailler la persévérance, le goût de la lecture, et de leur donner confiance en eux, en ayant en main à la fin un objet qui les aide à mettre en valeur leur culture et à créer des liens avec les aînés.
En effet, le livre, outre son histoire, a fait l’objet d’illustrations (collages et linogravure) particulièrement réussies, mettant en valeur certains matériaux typiques de la région, comme la fourrure de phoque ou le coton arctique.
Ils m’ont impressionnée avec leurs illustrations. Même ceux qui ne se faisaient pas confiance au début ont sorti des dessins magnifiques
, s’enthousiasme Anne Desmarais.

Pour leurs collages, les enfants ont utilisé certains matériaux locaux, comme la fourrure de phoque.
Photo : Anne Desmarais
L’histoire contée dans le livre fera aussi l’objet d’une pièce de théâtre et d’une version audio.
Dans un petit village isolé comme le nôtre, c’est important de montrer aux jeunes que les horizons qui les attendent peuvent être plus larges que d’être chasseur, policier, caissière de la coop ou l’un des rares autres emplois disponibles dans la communauté
, explique Thomassie Mangiok, un des deux directeurs de l’école.
Lui-même a étudié cinq ans dans le Sud, avant de reprendre la route du Nord. Il se félicite que certains fassent le chemin inverse pour transmettre leur passion aux jeunes.
Le projet Un livre à la fois, qui se déploie aussi dans une école défavorisée de Montréal, a d’ailleurs remporté l’année dernière le Prix national du ministre de l’Éducation du Québec pour la lecture.
Derrière ces textes, il y a aussi toute la démarche positive de réappropriation culturelle de l’histoire des Inuit, qui correspond aux besoins de la communauté
, souligne de son côté Daniel Chartier, professeur titulaire de la Chaire UArctic sur l’imaginaire, les perceptions et les médiations de l’Arctique.
Il faudrait que ce projet se généralise dans d’autres communautés, et aussi qu’on s’assure que les livres soient ensuite renvoyés aux communautés et aux gens dont ils racontent l’histoire
, conclut-il.