La première fois que Manon Barbeau a vu le fleuve Saint-Laurent, c’était à Saint-Fabien-sur-Mer. C’était lors d’un rare voyage qu’elle avait fait avec son père, le peintre automatiste Marcel Barbeau, signataire de Refus global. « Je ne vivais pas avec mon père, raconte la cinéaste. Mais la première et la seule fois où j’ai eu des vacances avec mon père dans ma vie, j’avais 12 ans. Il m’avait invitée à Saint-Fabien. Là, j’ai vu le fleuve pour la première fois de ma vie. Dans toute sa puissance, avec l’eau qui gicle. […] Ça m’a émerveillée. »
Des décennies plus tard, c’est encore vers Saint-Fabien-sur-Mer que Manon Barbeau et sa fille, Anaïs Barbeau-Lavalette, se sont tournées pour donner la dernière main au projet d’exposition Vues du fleuve, organisé par Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ), en collaboration avec Loto-Québec. Les deux femmes ont choisi le fleuve comme thème de cette exposition, et ont sélectionné 36 estampes de la collection de quelque 1000 pièces que les deux institutions avaient en commun.
Les gens parlent de notre attachement et de notre amour pour le fleuve, mais souvent ça s’arrête là parce qu’on ne connaît pas le fleuve. C’est assez tragique, que Montréal soit une île et qu’on soit fiers du fleuve Saint-Laurent sans le connaître.
Puis, elles ont bâti un dialogue mère-fille autour de ces oeuvres, et aussi autour du fleuve, qui est d’ailleurs le thème du dernier livre d’Anaïs Barbeau-Lavalette,Femme fleuve, paru chez Marchand de feuilles.
Politique et poétique
Pour l’autrice, cette prise de parole est aussi politique, en ce sens qu’elle attire l’attention sur la condition fragile du fleuve menacé, notamment par la perte d’oxygène. « Les gens parlent de notre attachement et de notre amour pour le fleuve, mais souvent ça s’arrête là parce qu’on ne connaît pas le fleuve, dit-elle. C’est assez tragique, que Montréal soit une île, et qu’on soit fiers du fleuve Saint-Laurent sans le connaître. En travaillant sur Femme fleuve, j’ai rencontré des scientifiques de l’UQAR [Université du Québec à Rimouski], qui m’ont raconté la vie du fleuve dans ses détails, ses forêts d’algues et sa tragédie. Il perd de son oxygène. » Dans le cadre de sa conversation avec sa mère, Anaïs écrit : « Le fleuve étouffe. Cette tragédie porte pourtant un joli nom. L’hypoxie. »
Mais le Saint-Laurent n’est pas perdu, précise-t-elle, à condition qu’on s’intéresse très sérieusement à son destin.
Pour sauver le monde, il faut le connaître et s’en émerveiller, croient les deux femmes. Sa mère, Manon, raconte pour sa part comment lesbigorneaux broutent les algues, ou comment on peut voir, au fond de l’eau, battre le coeur d’un papillon de mer transparent. Elle nomme « les crépidules qui changent de sexe de temps en temps ; la fausse Vénus, la plume de mer, la lanterne d’Aristote et la gemme améthyste qui porte un nom de bijou ».
« Ce fleuve, dit-elle à sa fille, je l’aime, mais je ne le connais pas vraiment. Et comme tu crains que sans récits, le monde disparaisse, je vais chercher à le nommer pour toi, nomme ce qui habite ses rouleaux, ses ressacs, sa houle, ses déferlantes et ses scélérates. »
Ces dialogues entre Anaïs Barbeau-Lavalette et sa mère ont été enregistrés. On peut donc les écouter en regardant les estampes qui les ont inspirées, ou encore les lire sur des panneaux déployés sur place.
Le tout forme l’exposition Vues du fleuve, inaugurée plus tôt cette semaine à la Grande Bibliothèque, rue Berri, à Montréal. Sur les deux premiers étages de la bibliothèque, on peut donc profiter de la collection d’oeuvres sélectionnées. L’expo s’ouvre sur l’estampe La rivière, de Kittie Bruneau, qui a elle-même longtemps eu une maison-atelier à l’île Bonaventure. Dans le dialogue qui l’accompagne, Anaïs Barbeau-Lavalette fait référence à un tableau, peint par son grand-père, que celui-ci avait intitulé Petite Anaïs.
« Il l’a peint devant le fleuve alors que je jouais dans mes galets », raconte-t-elle. Cette toile, elle en a appris l’existence lors d’un Salon du livre. « J’étais là et il y a une dame qui m’a dit : “J’ai acheté ce tableau de votre grand-père.” »
Art et science
Marcel Barbeau a longtemps eu un atelier de l’autre côté du fleuve, à Saint-Irénée, dans la région de Charlevoix. Et c’est devant ce fleuve qu’il a développé un bleu caractéristique, comme celui que l’on trouve sur la sérigraphie Les voûtes bordières, qui clôt l’exposition.
« Ce bleu-là, c’est celui du ciel de Saint-Irénée », dit Manon Barbeau. Pour sa fille Anaïs, il faut qu’art et science reprennent un dialogue interrompu. Et elle cite Darwin, qui s’inspirait de la Nomenclature des couleurs de Werner pour décrire la mer, « indigo avec un peu de bleu azur », sous un ciel « bleu de Berlin ».
Les 36 oeuvres rassemblées n’ont pas toutes été tracées avec le fleuve Saint-Laurent en tête. Ce sont Anaïs et Manon qui y ont vu tantôt des baigneuses, tantôt des algues ou des poissons. Y défilent l’estampe Cinq oiseleurs, de Roland Giguère, Chronique d’automne no 1, de Marc Séguin, ou encore Le lac des signes, de Bonnie Baxter, et La machine antique, de René Derouin.
Bibliothèque et Archives nationales du Québec profite de l’occasion pour célébrer le 30e anniversaire du dépôt légal des estampes, comme de toutes les oeuvres d’art imprimées. La collection de BAnQ regroupe quelque 30 000 estampes signées par 1500 artistes. Ces oeuvres numérotées ont souvent un tirage limité. Environ 1000 estampes d’artistes québécois font à la fois partie de la collection de BAnQ et de celle de Loto-Québec. C’est là que les deux commissaires ont puisé les oeuvres présentées dans l’exposition.
Si Manon et Anaïs Barbeau ont véculoin de Marcel Barbeau, et qu’elles disent toutes deux avoir peu d’expérience comme commissaires dans le domaine de l’art visuel, on sent sur cette expo le regard du peintre, tout près, comme un guide.
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