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Il en va des récits policier, noir et d’espionnage comme des avaries automobiles. Chacun d’entre eux mobilise un homme de l’art, un exorciste spécialisé. Le récit criminel traditionnel mobilise un carrossier qui décabosse la tôle endommagée, efface les rayures et rend à la belle enveloppe métallique son unité resplendissante. Un temps accidenté, l’ordre social restauré retrouve son lustre. Pour le roman noir, hanté par le mal radical, le véhicule social a, de tout temps, du sucre dans le carburateur ou une avarie motrice congénitale. C’est donc à un fin connaisseur des arcanes du bloc-moteur moral de le décrasser, d’opérer la vidange régulière, sans illusions. Le récit d’espionnage n’a, lui, qu’un but : connaître l’origine de pièces défectueuses repérables dans toute une chaîne de production – malveillance intentionnelle ? à quel niveau ? Trouver le, les coupables.
Ce face-à-face entre un enquêteur rompu à pareilles interventions et une société défaillante et complexe a connu, depuis les travaux fondateurs de Régis Messac (Le « Detective Novel » et l’influence de la pensée scientifique, 1929 ; réed. Encrage, 2011) ou de Siegfried Kracauer (Le Roman policier. Un traité philosophique, 1925 ; Payot, 2001), toute une série d’approches historiques et formelles. Enigmes et complots (Gallimard, 2012), le traité de Luc Boltanski, apporte à cette lignée un parachèvement exceptionnel. Interrogeant la singulière synchronie entre l’analyse des causalités sociales par la sociologie, l’étude de la paranoïa par la psychiatrie et l’apparition des figures nodales du détective (Emile Gaboriau, Conan Doyle, John Buchan, Georges Simenon), il offre à l’histoire des récits d’enquête criminelle et d’espionnage une rare profondeur de champ. Le détective n’est plus une pure figure fictionnelle, mais un sismographe idéologique, et le révélateur d’une mutation de la vision d’un réel qui n’est plus stabilisé, mais soupçonné. Non une assise, mais une hantise. Un classique dans l’analyse de l’imaginaire contemporain.
Prenant la suite des monuments d’érudition édifiés par René Le Forestier et Antoine Faivre, Les Illuminati, de Pierre-Yves Beaurepaire, actualise une histoire et débroussaille une question encombrée par les billevesées conspirationnistes et les lubies fictionnelles. Fondée en 1776 par le philosophe Adam Weishaupt, dissoute neuf ans plus tard par la couronne bavaroise, la société secrète des « Illuminaten » ambitionnait, guidée par la vision des Lumières et par sa proximité consanguine avec la franc-maçonnerie, une régénération de l’homme, une refondation des idéaux humanistes. Sa disparition s’accompagna de la constitution d’une formidable mythologie conspirationniste politique, égale à celle des templiers, des juifs ou des jésuites, largement impulsée par les idéologues de la contre-révolution (tel l’abbé Barruel) et vivace jusqu’à aujourd’hui (ainsi des conspirationnistes américains). L’action occulte des Illuminati fut, au fil des générations, détectée dans tous les centres nerveux du pouvoir – jacobinisme ou fondation des Etats-Unis d’Amérique, notamment. Ce réenchantement noir du monde, l’auteur nous en narre, documents à l’appui, l’histoire fiévreuse et controversée.
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