Paru en premier sur (source): journal La Presse
Depuis 20 ans, Martine Desjardins creuse le sillon de l’étrange et du mystique. Mais ces maisons maléfiques et ces âmes damnées lui ont toujours servi à aborder des sujets contemporains, que ce soit le culte de la beauté ou le pouvoir dangereux de l’argent.
Publié à 14 h 30
C’est le cas aussi dans Le temps des sucres, dans lequel l’autrice montréalaise flirte avec l’horreur folklorique pour parler de masculinité toxique. On y suit Guillaume, jeune urbain sophistiqué qui, après la mort de son paternel, doit retourner sur les lieux de sa naissance à Saint-Calixa, village où il n’a jamais remis les pieds depuis la séparation de ses parents quand il était tout jeune.
Guillaume renouera contre son gré avec son grand-père et les cousins de celui-ci – l’« érable généalogique » de la famille Lacerte n’est composé que d’hommes depuis cinq générations. En parallèle, à mesure qu’il s’enfonce dans la forêt, on découvre aussi l’histoire des moines trappistes qui sont venus défricher les lieux vers le milieu du XIXe siècle, malgré l’hostilité de la nature – disons qu’ils ne sont pas sortis vainqueurs de ce combat.
On retrouve dans ce roman qui se lit d’une traite le talent de Martine Desjardins pour créer une ambiance inquiétante à coup de vocabulaire précis et d’images évocatrices.
Entre le visqueux du sucre, les champignons qui prolifèrent et la densité vivante de la forêt – il faut se méfier des arbres qui se sentent en danger ! –, il y aura un moine illuminé qui s’écorche la peau avec un rabot, une cabane à sucre construite sur le faîte d’un érable géant appelé Le Vénérable, des hommes qui dévorent des yeux d’ourson, du sirop d’érable aux propriétés hallucinogènes qui crée la dépendance.
D’abord repoussé, puis attiré par l’atavisme de la virilité brute et brutale des hommes Lacerte, Guillaume découvre le secret du Vénérable et devra faire un choix. On ne vous révélera pas ici quel est le cœur battant de la forêt et du roman : disons seulement que ça a à voir avec une féminité réprimée depuis l’arrivée des moines il y a près de deux siècles. Ce moment où le passé et le présent se rejoignent dans une même cruauté est la partie la plus « fantastique » de ce conte à l’humour noir, qui s’enfonce par moments légèrement dans le gore.
Au-delà du récit et de la manière, Le temps des sucres est une métaphore de ce viol incessant de la nature par les hommes, et montre les effets sournois du refus du féminin. Quand les deux vont de pair, soumis aux dogmes masculins, la vie s’assèche et perd son humanité. Martine Desjardins, au fond, voit le monde tel qu’il est. Mais nous montre aussi… que rien ne nous oblige à continuer ainsi.

Le temps des sucres
Alto
147 pages