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Dans Kukum, Almanda, l’héroïne et arrière-grand-mère de Michel Jean, craque à 15 ans pour Thomas, un bel inconnu innu de 18 ans « aux yeux bridés ». Elle quittera son monde, celui des Blancs, apprendra à chasser, à pêcher… et à faire l’amour. « Ses lèvres sur ma peau, ses doigts explorant ma chair nue, son étreinte, le mouvement de nos corps fébriles et maladroits… […] J’ai retourné Thomas et j’ai serré ses hanches entre mes cuisses. Un brin d’inquiétude a traversé son regard. »
Dans Atuk, elle et nous, l’héroïne, Jeannette, la grand-mère innue de Michel Jean, mariée à un Blanc, dépouillée de son statut d’Indienne par le gouvernement fédéral et expulsée de sa réserve, découvre pendant sa nuit de noces un nouveau continent. « Émue, j’ai caressé son sexe. J’avais tellement envie de lui. J’avais peur d’avoir mal. […] J’ai fermé les yeux au moment où il a plongé en moi. »
Coucher ces mots sur papier a représenté un dilemme cornélien pour le chef d’antenne à TVA. Où s’arrêter, au pied du lit ? Jusqu’où aller, jusqu’aux orteils rétractés ? « C’est vrai que c’était bizarre à écrire, mais c’est évoqué, et non descriptif. »
Entendre sa prose lue à voix haute lui a fait piquer un léger fard. « Non, je ne rougis pas », proteste-t-il, modifiant sa position sur le canapé. À La Livrerie, un seul autre client, coiffé d’écouteurs, pianote à son ordinateur, indifférent aux cuisses d’Almanda et aux envies de Jeannette. En cette fin d’après-midi d’automne, la charmante librairie-café du quartier Centre-Sud nous appartient.
« Avant d’être un auteur, je suis un lecteur. J’aime les libraires et les librairies. Quand je voyage, j’en visite plus que des musées. » Ce midi-là, comme d’habitude, Michel Jean a livré son bulletin d’information télévisé : la guerre, la misère, Pierre Poilievre… Puis, la cravate dénouée, le veston détaché, il a mis le cap rue Ontario Est. « Je viens souvent ici après le boulot, pour écrire. Je m’installe à la grande table. La proximité des livres, ça m’inspire. »
« Au Québec, on aime l’esbroufe, le punch. Je suis tout le contraire. Je veux que les gens ressentent une émotion plutôt que de remarquer le style. »
Dehors, c’est l’enfer de Dante, version pare-chocs contre pare-chocs, en direction du pont Jacques-Cartier. Plantée entre le centre d’injection supervisée de CACTUS Montréal et le centre de jour Chez « Pops », La Livrerie offre un havre de sérénité. Cette « coopérative de travail », explique le site Web, a vu le jour en 2020 dans « une dynamique citoyenne inclusive, culturelle et collaborative ». Un crédo simple à illustrer. Le nouveau Martine Delvaux ? Tablette du haut. Le dernier Mathieu Bock-Côté ? Renaud-Bray.
Petite, la section consacrée à la littérature autochtone est toutefois bien fournie. Là, un Chasseur au harpon, de Markoosie Patsauq, « considéré comme le premier roman en inuktitut jamais publié », précise la quatrième de couverture. À côté, un Kukum, mais dépêchez-vous, car il est prêt à s’envoler. Oh ! trop tard. « Au Québec, on a dépassé les 200 000 exemplaires, et plus de 50 000 ont été vendus en Europe. Honnêtement, c’est un peu irréel. » Une télésérie est en cours de production, et le TNM en proposera l’an prochain une version théâtrale. « L’adaptation est faite par Émilie Monnet, artiste autochtone d’origine anichinabée, qui a présenté sa pièce Marguerite : Le feu au Festival d’Avignon l’été dernier. »
La France le courtise. Michel Jean a conservé ses droits d’auteur pour ce pays. Les négociations sont menées de main à main. « Des éditeurs m’ont invité chez Bocuse », souligne le courtisé, sidéré devant l’élasticité de leur compte de frais. Du coup, il balaie sous le tapis le mythe voulant que nos cousins fantasment la nuit sur les tipis. « Les Français sont conscients des enjeux actuels avec les populations autochtones. Ce que je fais, ils appellent cela du nature writing, un genre littéraire dont j’ignorais l’existence. »
Outre-Atlantique, on ne nourrit pas de préjugés sur son employeur (TVA) ou sa maison d’édition (Libre Expression), contrairement au Québec, avance-t-il. « Le seul prix que j’ai gagné est français, le France-Québec. Le Prix des libraires ? Oublie ça, c’est un autre monde. » Il nomme quelques plumes prisées par l’intelligentsia littéraire, qui s’agitent partout. « Au Québec, on aime l’esbroufe, le punch. Je suis tout le contraire. Je veux que les gens ressentent une émotion plutôt que de remarquer le style. » Le ton est posé, calme. L’écrivain assure avoir fait la paix avec ses espoirs de reconnaissance du milieu. Ce qui ne l’empêche pas de noter qu’à Paris, on le convie à des émissions pour parler de ses livres, non pour commenter le travail d’un autre auteur autochtone, américain de surcroît, comme il l’a fait à Plus on est de fous, plus on lit !, à la radio de Radio-Canada. « L’animatrice a conclu ainsi : “Merci, Michel Jean, votre livre Kukum est chez Libre Expression.” »
Bref, vivement l’Europe ! D’ailleurs, au moment de notre rencontre, il s’apprêtait à sauter dans un avion.
— Tiohtiá:ke sort au Seuil demain.
— Bravo, super, génial. Et comment ça se prononce, encore ?
— C’est du mohawk, c’est compliqué. « Ti », c’est comme un « dj » [et le k se prononce comme un g] : « djodjâââgai » ; le deux-points étire le a.
Publié d’abord au Québec en 2021, Tiohtiá:ke — « là où le groupe se scinde ou emprunte des chemins différents », ou Montréal pour abréger — suit la trajectoire, dans les rues sales et transversales de la métropole, d’un Innu de Nutashkuan au (très, très) lourd passé. « Quand je croise des sans-abris autochtones, dit Michel Jean, je discute toujours avec eux. Ils ne savent pas qui je suis, ils pensent que je suis blanc. »
Grand (1,83 m), les yeux bleu-vert, mais non bridés comme ceux de son arrière-grand-père Thomas, le journaliste a longtemps — et aisément — passé sous silence ses origines. « Avant 2012, je n’en parlais pas. »
C’est cette année-là qu’a été publié son premier roman « autochtone », Elle et nous. Sorti sans faire de vagues à l’époque, réédité en 2021 dans la foulée du raz-de-marée Kukum et rebaptisé Atuk, elle et nous, il s’est écoulé depuis à 70 000 exemplaires. Une œuvre biographique à deux volets en parallèle. « Elle », c’est Jeannette, sa grand-mère maternelle innue, mentionnée plus haut. Le « nous » désigne ses descendants, rassemblés pour ses funérailles. Un « nous » qui devient vite « moi, Michel Jean », le journaliste de terrain, qui a jadis couvert l’actualité dans les points chauds du globe, Koweït, Liban, Haïti, et qui perd pied à cause d’une petite phrase. « L’Indien, tu l’as en toi », lui murmure une lointaine cousine.
« Je me suis toujours senti plus proche du côté innu de la famille, celui de ma mère. Né à Alma, j’ai grandi à Sorel, mais je suis allé souvent à Mashteuiatsh, une réserve — les Innus préfèrent le terme « communauté » — que ma grand-mère appelait Pointe-Bleue, au bord du lac Saint-Jean. Un endroit qui me fascinait, alors que pour mes frères, c’était presque épeurant. »
Pourtant, de son propre aveu, plus jeune, « il [lui] semblait avoir très peu d’Autochtone en [lui] ». Armé de sa curiosité de reporter, porté par sa passion pour l’histoire (ses études de maîtrise en histoire à l’Université de Montréal le prouvent, et expliquent le souci didactique de ses ouvrages), Michel Jean s’est attelé au défi de reconstituer l’étonnant destin de son aïeule, décédée à 97 ans. En chemin, il a marché sur les pas de ses ancêtres. Un périple dont il est revenu subjugué, et outré.
« Je l’ai dit 300 fois, je ne suis pas un militant de la cause autochtone, ce n’est pas dans ma nature. Et aussi parce que je suis journaliste. » Sa profession lui impose en effet un devoir de réserve (et ce n’est pas un jeu de mots).
L’année suivante paraissait Le vent en parle encore, sur les pensionnats pour Autochtones. Un épisode tragique qui ne fera les manchettes que plus tard. Puis, en 2019, c’est Kukum. « Je n’ai pas voulu écrire l’histoire de mon arrière-grand-mère. Je suis parti de ce qu’elle a vécu pour aborder la sédentarisation et la dépossession des Autochtones. »
D’aucuns observeront qu’il a trouvé un bon filon. Car Qimmik, son roman sorti cet automne, rédigé en partie à La Livrerie, nage encore dans les mêmes eaux, bien que plus froides, puisque situées dans les régions arctiques. Son « non ! » est catégorique. « Quand j’écris, je veux dire quelque chose. » Et il y a tant à dire, de spectres à déterrer, de crimes à dénoncer. « Dans les années 1950, tous les Inuits ont été regroupés en 14 communautés par le gouvernement du Québec. On a tué leurs chiens — qimmiit, en inuktitut — pour les empêcher de quitter les villages construits pour eux. »
La lecture de Qimmik nous révolte autant qu’elle nous rend mal à l’aise. Un sentiment ambigu déjà résumé par le quotidien français Le Monde, dans un article sur Kukum : « Le livre pique sans relâche la mauvaise conscience des Canadiens… » « Ce n’est pas mon but, se défend l’auteur. Je fais attention à ne pas blâmer les gens. »
En 2022, à l’instar de Toni Morrison et de Margaret Atwood avant lui, Michel Jean participait au festival America, à Vincennes, en banlieue de Paris.
— Dans la programmation, vous êtes présenté comme un « militant autochtone »…
— [Il tique.] Je n’avais pas lu ça. Je l’ai dit 300 fois, je ne suis pas un militant de la cause autochtone, ce n’est pas dans ma nature. Et aussi parce que je suis journaliste.
Sa profession lui impose en effet un devoir de réserve (et ce n’est pas un jeu de mots). « Ah oui, l’objectivité des Autochtones sur les sujets autochtones… On est capables d’effectuer notre travail en restant aussi objectifs que les autres. Une femme journaliste peut-elle traiter d’avortement ? »
Impossible de ne pas aborder le cas hyper-médiatisé de Joyce Echaquan, une jeune Attikamek morte en septembre 2020, peu après avoir filmé en direct son agonie à l’hôpital de Joliette alors qu’elle était abreuvée d’injures par deux employées. À titre de chef d’antenne, il a eu à communiquer sobrement aux téléspectateurs cet atroce fait divers.
« Au Téléjournal de Radio-Canada, la partie où on entendait les deux femmes avait été coupée, par crainte de choquer. Mais moi, je recevais des messages d’Autochtones qui, au contraire, étaient en colère parce que cette section de l’enregistrement avait été enlevée. J’ai dit à mes patrons : “On garde les insultes. Ça fait longtemps que les Autochtones en entendent, c’est le temps que les Québécois les entendent aussi.” La suite des événements m’a donné raison. »
Avant que nous nous quittions, il tient à s’excuser. « J’en suis encore mortifié. » La veille, Michel Jean m’a posé un lapin. Une erreur d’agenda. Sans rancune, mon cher. Ça reste entre nous.