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L’industrie du jeu vidéo au Québec a près de 45 ans d’histoire. Pourtant, ses productions vidéoludiques ne sont soumises à aucune norme de préservation, ce qui expose tout un pan culturel de la province au risque de disparaître, selon des spécialistes. Et si, comme la littérature et le cinéma, la solution reposait sur un dépôt légal obligatoire?
À l’heure actuelle, il n’y a personne qui, activement, se concentre à préserver le jeu au sens général [au Québec], que ce soit le jeu vidéo ou le jeu de société
, se désole Dany Guay-Bélanger, un historien du jeu vidéo.

Pourtant, depuis 1992 en France, Bibliothèque nationale de France (BnF) exige un dépôt légal des logiciels interactifs, ce qui inclut, par la bande, les jeux vidéo. Ainsi, chaque version d’un titre doit être déposée à la BnF en deux exemplaires : l’un pour la conservation et l’autre pour la consultation.
Si la France le fait depuis plus de 30 ans, qu’attend le Québec pour l’imiter?
Ce qu’en dit BAnQ

BAnQ a pignon sur rue dans le Quartier latin à Montréal. (Photo d’archives)
Photo : Facebook/Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) impose aux éditeurs le dépôt gratuit d’un ou de deux exemplaires de tout document publié au Québec dans les sept jours suivant sa publication
, qu’il soit analogique ou numérique.
Parmi les documents acceptés, on compte les affiches, les estampes, les films, les partitions musicales, les revues et les magazines. Du côté du numérique, on trouve notamment des sites web gouvernementaux, des livres numériques, des programmes de spectacles et des sites web de médias couvrant l’actualité nationale.
Mais pas les jeux vidéo.

Mireille Laforce, directrice du dépôt légal et des acquisitions à BAnQ (Photo d’archives)
Photo : BAnQ, Michel Legendre
La question d’étendre le dépôt légal aux productions vidéoludiques revient à l’occasion
, admet Mireille Laforce, la directrice du dépôt légal et des acquisitions à BAnQ.
Pourquoi ne pas l’instaurer? C’est une question de priorité
, répond-elle, ajoutant que peu de bibliothèques le font dans le monde
et que la BnF, par exemple, a beaucoup plus de capacités
que BAnQ.
Les publications numériques n’ont été incluses dans la loi sur le dépôt légal qu’en 2022, rappelle-t-elle, et le personnel de BAnQ en est encore à attacher tous les fils pour la mettre en place.
C’est long, instaurer un nouveau dépôt légal. […] Chaque changement entraîne l’élaboration de chaînes de préservation qui ont toutes leurs mécanismes particuliers.
Bien que l’institution ne soit pas fermée à préserver un jour les jeux vidéo, si cela venait à se faire, plusieurs conditions devraient être réunies.
Parmi celles-ci, il faudrait s’assurer que la masse critique soit au rendez-vous pour que ça en vaille la peine. Si on a cinq documents par année, ce n’est pas beaucoup
, insiste Mireille Laforce.
A-t-on la masse critique?
Avec ses quelque 300 studios, dont 86 % sont indépendants, d’après les données de la Guilde du jeu vidéo du Québec, la province est une plaque tournante sur l’échiquier mondial de l’industrie du jeu vidéo.
Difficile toutefois d’estimer le nombre de productions vidéoludiques produites au Québec par an. Ce n’est pas une donnée probante pour nous, comme les jeux prennent plusieurs années à produire, et que certains, comme les jeux de service, sont produits en continu
, explique Émilien Roscanu, directeur principal des communications et des opérations de la Guilde du jeu vidéo.
On a des années avec plusieurs dizaines de jeux, d’autres avec beaucoup moins. Mais on dépasse amplement les cinq par année.
BAnQ doute que les éditeurs de jeux vidéo – ceux qui publient le jeu, en font la promotion et ont le risque financier – soient aussi nombreux dans la province que les développeurs. Règle générale, il incombe aux éditeurs et non aux développeurs de déposer des documents à l’institution.
Ubisoft, par exemple, le principal employeur de l’industrie du jeu vidéo au Québec, développe et édite ses jeux. L’entreprise ayant son siège social en France, elle est soumise aux normes de la BnF.
Toutefois, le studio montréalais Behaviour Interactif, le plus grand employeur indépendant en jeux vidéo au pays, a aussi le double rôle de développeur et d’éditeur. Contacté par Radio–Canada, le studio a refusé de participer à la discussion.
Beaucoup d’autres studios indépendants, présents en forte majorité dans la province, s’autopublient sur des plateformes de jeux vidéo dématérialisés, telles Steam et Epic Games Store.
Beaucoup… mais pas tous.
Une exception accordée aux films et émissions de télévision pourrait constituer la poignée nécessaire pour les studios québécois. Pour que ce soit soumis au dépôt légal, il faut que la production ait reçu un financement de l’État
, détaille Mireille Laforce de BAnQ.

L’Indie Asylum regroupe une dizaine de studios de jeux vidéo et quelque 150 personnes de cette industrie à Montréal.
Photo : Radio-Canada / Stéphanie Dupuis
Pour Pascal Nataf, le président de l’Indie Asylum, un regroupement de studios indépendants à Montréal, c’est sur la base de cette règle que devrait être instauré un éventuel dépôt légal du jeu vidéo.
Si les Québécois ont payé à travers les crédits d’impôt, ça devrait être archivé, peu importe où est située la maison mère du studio.
Il n’existe pas de solution parfaite, fait remarquer Dany Guay-Bélanger. Cette méthode laisserait de côté tous les jeux vidéo qui ont été développés avant la mise en place des crédits d’impôt dans les années 1990.
Qu’en dit l’industrie?
Pascal Nataf est sans équivoque : les gens qui travaillent dans l’industrie du jeu vidéo sont des passionnés. Il ajoute qu’il serait surpris de croiser même une seule personne qui s’opposerait à ce que son travail soit préservé.
Plusieurs membres de l’Indie Asylum proviennent du milieu académique, et sont sensibles à l’idée de garder des sources.
Ses équipes ont déjà mis en place quelques pratiques d’archivage, mais elles sont, de son propre aveu, loin d’être parfaites : Veut-on ajouter un niveau ou un effet spécial de plus, ou documenter convenablement? On va préférer mettre les efforts et ressources dans le jeu.

Pascal Nataf, cofondateur et enseignant en développement de jeux vidéo (Photo d’archives)
Photo : Radio-Canada
Pour Dany Guay-Bélanger, un dépôt légal permettrait justement de transférer le fardeau de la préservation d’un jeu hors du studio. Un des problèmes que les compagnies de jeux vidéo ont est que de préserver à perpétuité, ça coûte cher et c’est long. Ça enlèverait du poids à l’industrie que de mettre ça entre les mains de spécialistes.
Mais si BAnQ ne peut l’implanter, à qui passe-t-on la rondelle? Les options sont limitées
, se résigne-t-il.
Limitées, mais pas inexistantes.
Et si le fédéral s’en mêlait?
Parmi ces options, on trouve Bibliothèque et Archives Canada (BAC), un grand allié de BAnQ.
Bingo! L’institution fédérale a non seulement entamé la réflexion sur un éventuel dépôt légal du jeu vidéo, mais des travaux en ce sens sont déjà en cours.
Les jeux vidéo sont importants pour la collectivité, avec tout l’aspect social que ça apporte. On s’est dit qu’on devrait vraiment être en train de trouver une façon de les préserver. Et ça commence
, affirme Julie Anne Richardson, directrice générale des Archives privées et du Patrimoine publié à BAC.
Un rapport d’objectifs de BAC pour 2030, déposé il y a deux ans, mettait en lumière le désir de mettre en place des mécanismes pour la préservation des jeux vidéo.
J’espère avoir mis en place quelque chose d’ici 2030 par rapport aux jeux vidéo. Ça pourrait même être une priorité dès 2025.

Olivier Charbonneau, bibliothécaire principal de l’Université Concordia (Photo d’archives)
Photo : Olivier Charbonneau
Olivier Charbonneau, bibliothécaire principal de l’Université Concordia, pousse la réflexion plus loin.
Il rêve à la mise en place, par exemple, d’une fiducie d’utilité sociale qui permettrait de faire des jeux vidéo une propriété sans propriétaire. Celle-ci serait gérée par des fiduciaires – des musées, des écoles, des studios, par exemple –, et les universités et les cégeps qui enseignent le jeu vidéo pourraient s’y abonner.

Le prototype de la console Alice a été développé avec des logiciels en accès libre. (Photo d’archives)
Photo : Université Concordia
Dans le cadre de ses travaux de doctorat, le bibliothécaire avait également développé une console, nommée Alice, capable d’accueillir toutes sortes de logiciels de jeux vidéo. Celle-ci pourrait être mise à la disposition des bibliothèques, de sa clientèle et d’équipes de recherche en jeux vidéo. J’attends qu’on me vole l’idée
, lance-t-il.
À l’heure actuelle, la recherche en jeu vidéo est un véritable casse-tête pour les chercheurs et les chercheuses, qui doivent se contenter bien souvent de sources secondaires – des témoignages de gens ayant déjà joué à un jeu vidéo, par exemple – plutôt que de pouvoir accéder au matériel à la source, d’après Dany Guay-Bélanger.
Maintenant que toutes ces idées sont sur la table, il y a urgence d’agir, croit ce dernier.
Le jeu vidéo est un produit culturel à risque de disparaître au Québec. [Et à l’ère des jeux vidéo dématérialisés], c’est encore plus facile à perdre.
Si on veut être cohérent sur le fait qu’on considère que le jeu vidéo est important et a une valeur culturelle, il va falloir lui donner du respect, et une partie de ça est de le préserver de manière utile, efficace, et mieux
, insiste-t-il.