Paru en premier sur (source): journal La Presse
« Ce n’est pas que de l’ordre de l’ouverture de la part de la France. C’est aussi nous qui avons imposé la force de notre littérature », lance Hélène Dorion, qui est récemment devenue la troisième Québécoise à être accueillie dans la prestigieuse collection Poésie de Gallimard. Celle qui l’y a précédée en 2022, Denise Desautels, publie pour sa part Elle, Ulysse, réécriture au féminin de ce mythe grec. Nous avons réuni ces deux grandes écrivaines, et amies de longue date, l’instant d’une riche conversation sur le pouvoir de la poésie.
Publié à 9 h 00
Denise, tu parles dans ton nouveau livre de « cette chance à double tranchant – vieillir / tandis que Gaza et les autres coulent / que funestement coule un monde entier ». Excusez la question chargée, mais que peut la poésie face à une telle horreur ?
Denise Desautels : Je porte en moi une enfant inconsolable, et je ne suis sûrement pas la seule à ne pas savoir comment la guérir. Elle m’a rendue, à la longue, très poreuse à la douleur universelle.
Évidemment, je pourrais me mettre à pleurer et arrêter tout, à l’instant même, mais j’ai envie que cette enfant ne reste pas dans ses larmes, qu’elle soit capable de regarder le monde, de le border, de le soigner. Mettre en mots, pour moi, part d’un désir de faire un monde meilleur, tout en sachant qu’il y a là quelque chose de l’ordre de l’utopie.
Hélène Dorion : Je pense que la poésie est un acte de résistance, pas juste à l’ombre et à la guerre, mais à tout ce qui cherche à faire de nous des êtres économiques. C’est une manière de laisser la beauté nous visiter, donc de faire place à autre chose. La poésie nous rappelle que le réel n’est pas un petit corridor fermé, mais une suite complexe de potentialités.
PHOTO SARAH MONGEAU-BIRKETT, LA PRESSE
Denise Desautels et Hélène Dorion
D. D. : Chaque fois que je l’entends, je trouve ça très fort comment Hélène parle de la beauté. Mais pour moi, la beauté n’est pas donnée. Je dois, comme pour la joie, la désenténébrer, avant de pouvoir la dire et l’écrire.
H. D. : Pour moi non plus, la beauté n’est pas donnée. La beauté, la joie, c’est toujours une quête. Et c’est en laissant les ombres nous habiter qu’on peut s’en approcher.
Il y a d’autres poètes qui se méfieraient d’un mot comme amour, qui peut sembler élimé. Alors que tu continues, Hélène, de lui faire une place majeure dans ton œuvre.
H. D. : La poésie est pour moi une manière de revisiter ce qu’on connaît et d’aller vers ce qu’on ignore. Le poème permet de se déplacer devant des mots qu’on croit connaître, devant des réalités qu’on croit parfois avoir épuisées, mais qui ne le sont pas du tout.
C’est comme si on n’en avait jamais fini avec ces mots-là, et le monde dans lequel on vit, qui manque d’amour, nous le prouve bien. Il n’y a peut-être rien de plus risqué que d’écrire un livre de poèmes sur l’amour.
D. D. : J’utilise plus souvent le mot tendresse, mais les mots amitié et amour sont aussi pour moi des mots importants. Je lisais Marie–Claire Bancquart [poète française] récemment et elle dit, je ne la cite pas exactement : J’ai un immense besoin de plus.
C’est peut-être aussi ce qui fait que j’ai toujours l’impression d’être dans un manque. Il y a un plus qui est nécessaire. Oui, je suis une personne gâtée par l’amitié, par l’amour, par tout ce qui m’entoure d’art et de livres. Mais pourquoi cette nécessité de plus ? Peut-être parce que je vois que ce plus serait salutaire pour tout le monde sur la Terre.
Marie-Claire Bancquart dit ailleurs refuser ce vaste embarquement vers le naufrage. Moi aussi, je refuse. Et pourtant, comment faire pour éviter que la planète fasse naufrage ?
Le mot solitude revient souvent dans chacune de vos œuvres. Denise, je cite ton nouveau livre : « Écrire me sort de ma solitude. Écrire ne me sort pas de ma solitude. »
D. D. : Si je travaille si souvent avec des artistes visuels, si je cite tant les poètes, c’est que j’ai besoin d’être accompagnée dans ces ténèbres que j’essaie de fouiller et de comprendre. Je pense qu’on écrit pour éprouver sa solitude complètement, mais aussi pour créer du lien. Ça semble un paradoxe, mais c’est complémentaire.
H. D. : La première rencontre qu’on fait, c’est avec soi-même. Et c’est par la solitude qu’on la fait. La solitude, c’est l’invitation au lien. C’est le seuil du lien, en fait.
Hélène, tu écris : « Nous marchons vers de fugitives vérités… » Ces fugitives vérités, c’est la nourriture qui se trouve dans la poésie ?
H. D. : Oui, c’est ce qu’on saisit et c’est ce qui nous échappe. Je ne sépare absolument pas ma démarche intérieure, qui est une manière d’être en apprentissage de la vie, de ma démarche d’écriture. Parce que l’écriture me permet d’apprendre ce que je ne sais pas encore, d’apprendre ce que je cherche.
D. D. : Pour écrire de la poésie, il faut être habité par le doute. La poésie, c’est habiter l’incertitude, parce que rien n’est arrêté, rien n’est définitif.
H. D. : C’est aussi une manière d’habiter sa vulnérabilité. Je suis sûre que dans ces incertitudes, ces vacillements, ces tremblements, on se sent plus vivant que dans la certitude de tout.
C’est cette part-là qu’on peut mettre dans l’acte de résistance qui est celui de l’art, de la littérature : tenir à cette vulnérabilité, à ses doutes, à ce qui fait de nous des êtres qui peuvent être émerveillés par la beauté, par l’amour, par le lien. La poésie, c’est tenir à toutes ces parts d’humanité et d’humanisme.
Les propos ont été abrégés et condensés à des fins de concision.

Elle, Ulysse
Éditions du Noroît
128 pages

Un visage appuyé contre le monde et autres poèmes
Gallimard
352 pages