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«Poly va bien, mais la Grosse nous a quittés. » D’une voix douce enterrée par le boucan de La graine brûlée, Rafaële Germain fait le bilan de santé de ses poules. Feu la dodue a laissé une trace de son séjour, dans la mémoire de sa maîtresse et chez le lectorat de La Presse. « C’est le texte [« Un conte de Noël avec des ailes », 13 décembre 2024] dont j’ai le plus entendu parler », précise la « collaboratrice spéciale » du quotidien depuis 2023.
Elle a beau méditer sur l’arrivée d’Internet chez les Marubos ou cogiter sur l’enseignement de l’histoire au primaire, rien n’y fait, ses pondeuses volent la vedette. « Ça vaut la peine de se torturer les méninges pour parler des grandes choses de l’existence… », soupire-t-elle.
Se rencontrer à La graine brûlée n’était pas notre premier choix. Un tête-à-tête chez St-Hubert ? Hors de question. Banlieusarde assumée, Rafaële avait proposé par texto Le Mitoyen, « le resto de Richard Bastien à Sainte-Dorothée, situé dans une maison ancestrale ». Mouais. Sainte-Do ? Ouf ! « Alors un petit-déj à L’Express ? Le seul endroit à Montréal qui a encore une signification pour moi. Je l’ai assidûment fréquenté dans ma folle jeunesse et j’y ai laissé beaucoup de beaux souvenirs. »
Les retrouvailles devront attendre. Car si L’Express a survécu à la COVID, sa tradition matinale est tombée au combat.
— Sont donc rendus paresseux, ça ouvrait à 6 h 30 dans le temps !
— Dans le temps, Rafaële, tu étais un oiseau de nuit du Plateau-Mont-Royal. Maintenant, tu te couches à l’heure des poules à Laval-Ouest. Que dirais-tu de La graine brûlée ?
— La graine brûlée ? Ha, ha, ha ! quel nom extraordinaire !
Ce café-boutique du Village, meublé de bric et de broc, est hyper-cool avec sa « niche » accessible grâce à une échelle (FouKi s’y est fait croquer le portrait) et son humour propre au quartier (boîtes de gomme balloune portant l’inscription « J’aime mon pénis » ou « J’aime ma vulve » en vente près de la caisse).
De la niche à Radio-Canada, il n’y a qu’un saut de puce, ce qui seyait à mon invitée : elle participait à une émission de radio après l’interview. Quand ses obligations professionnelles la forcent à quitter son paradis pour l’enfer des ponts et des bouchons, la Lavalloise d’adoption rassemble ses rendez-vous pour rentabiliser l’odyssée.
« J’ai été beaucoup une fille de party […]. C’était excessif et malsain, dans ma vie et dans les romans, où c’était bien sûr exagéré. »
Souriante, le regard amusé, elle ne semblait pas s’ennuyer une miette des croissants de L’Express ni de l’onglet de bœuf du Mitoyen, assise devant un couscous correct sur une chaise trop droite. Heureuse de se retrouver hors de son milieu naturel et loin de ses vieilles pantoufles. « Dans l’action », pourrait-on dire. Elle l’a été, naguère. À fond.
Retournons en arrière. L’an 2002. Rafaële Germain, dans la mi-vingtaine et plus-urbaine-que-ça-tu-meurs, version locale de la Carrie Bradshaw de Sexe à New York, hante bistrots à la mode et zincs m’as-tu-vu. Ses amis, ses amours, ses emmerdes lui servent de matériaux pour bâtir chaque semaine — et jusqu’en 2008 — « Je t’aime moi non plus », sa chronique dans La Presse. L’éditeur Libre Expression — le même que celui de son père, Georges-Hébert Germain, journaliste émérite et biographe — lui suggère d’essayer la chick lit, genre littéraire très en vogue à l’époque, ouvertement snobé et secrètement dévoré, nourri par des autrices et lu (surtout) par des femmes.
Rafaële adore Virginia Woolf, ignore qui est Bridget Jones et refuse l’offre… avant de s’atteler à la tâche. Après plusieurs mois (« je ne suis pas quelqu’un qui écrit dans la douleur ») et 454 pages, son Soutien-gorge rose et veston noir voit le jour (2004).
Chloé, l’héroïne, est recherchiste télé. Tiens donc, sa créatrice l’était alors aussi, pour La fin du monde est à 7 heures (diffusée de 1997 à 2000, sur TQS, l’ancêtre de Noovo), puis pour Le grand blond avec un show sournois (de 2000 à 2003, sur TVA), deux émissions pilotées par Marc Labrèche. (Ces deux-là se découvrent d’ailleurs une communauté d’esprit, et ne se quitteront plus. Promue scriptrice, Rafaële s’éclate depuis en rédigeant les partitions pour LE virtuose de la parodie.)
Cette Chloé, grosso modo, c’est elle : une fille branchée et célibataire qui sort, picole, s’amuse, se saoule, s’interroge (est-ce que l’amour existe encore ?), dégrise, déprime, débouche une bouteille… À la clé : un énorme best-seller (80 000 exemplaires), suivi par Gin tonic et concombre (2008) et Volte-face et malaises (2012).
« J’ai été beaucoup une fille de party, oh que oui, admet-elle d’emblée. C’était excessif et malsain, dans ma vie et dans les romans, où c’était bien sûr exagéré. Dans mon livre de recettes, Deux folles et un fouet [avec Jessica Barker, 2011], il y a une section juste de recettes de lendemain de veille. » Ai-je perçu un furtif accent de nostalgie ? « Je ne ferai pas semblant d’avoir de terribles regrets. »
Elle ne boit plus, même pas un petit verre. « J’ai arrêté complètement. » En 2011, enceinte de quatre mois, Rafaële a dit « oui, je le veux » à Pierre-Alexandre Bouchard, chanteur et musicien du groupe rock El Motor, et réalisateur. Elle s’est ainsi retrouvée mariée, bientôt maman et belle-mère d’une fille et d’un garçon de 11 et 9 ans. De quoi se calmer le pompon et prendre la clé des champs, direction la couronne nord.
Une femme assagie, donc. Changée aussi, mais toujours avec un visage de Madone, qui n’empruntera pas la même route que celui de Madonna. « J’ai choisi de me laisser vieillir naturellement, disons-le comme ça. » Plus tard, évoquant sa mère, elle avouera : « Elle n’a jamais fait cet exercice de constater qu’on vieillit. Elle était restée ado. Elle était tellement une drôle de bibitte. »
Tant de fées se sont penchées sur son berceau que le nombre exact fait débat. « J’ai cinq parrains, je pense. »
Impossible d’interviewer Rafaële Germain sans que surgisse l’ombre de cette « drôle de bibitte », Francine Chaloult, atteinte d’alzheimer et décédée en mai 2022. Le gotha du show-business québécois a pleuré son départ, dont sa protégée de longue haleine, Céline, qui d’autre, sur Instagram : « Attachante attachée de presse, drôle et généreuse, stratège des communications, ta détermination faisait peur et rien ni personne ne te résistait. »
On imagine Rafaële être à tu et à toi avec la star planétaire. « Mon Dieu non, je l’ai vue deux fois. » Elle aussi a écrit sur sa mère, dans Forteresses et autres refuges (Québec Amérique, 2023), l’union étonnante, réussie et émouvante de l’essai, du témoignage et de la biographie. Hagiographie ? Que nenni ! Exemple, page 43 : « Dans le tiroir de son bureau, d’où elle “callait les shots”, terrorisait la presse culturelle et déversait allégrement son mépris sur les légions qui selon elle le méritaient […] » Plus loin, la fille compare sa mère à une gorgone, une « femme monstrueusement méchante ou laide », d’après le Larousse, qui propose ces synonymes : furie, harpie, mégère. Joli tableau, que je lui dis. « Tu trouves ? Je sais qu’elle m’aimait… [elle arrête, cherche ses mots] au maximum de ce qu’elle pouvait aimer. Je vais lui donner ça. »
Sa mère, elle, lui a donné ceci : l’accès à un univers parallèle, comme si Rafaële, imitant l’Alice du fameux conte, avait traversé le miroir. Un microcosme peuplé d’un aréopage normalement inaccessible (Charlebois, Vigneault, Ferland, Diane Dufresne, Roch Voisine) qui l’a vaccinée contre le culte de la célébrité. « J’ai été baptisée à neuf mois, si tu voyais les photos ! Tout le monde est là, le champagne coule. Un estie de party ! »
Tant de fées se sont penchées sur son berceau que le nombre exact fait débat. « J’ai cinq parrains, je pense. » Les yeux au ciel, elle se met à calculer, renonce et résume l’absurdité de la chose : « C’était les années 1970. »
Longtemps, la rumeur a couru que Luc Plamondon était son parrain. Erreur. « À la base, c’était Gilles Talbot, un imprésario qui est mort dans un accident d’avion quand j’avais six ans. Les autres ? René Homier-Roy, Guy Latraverse… c’est ridicule, dire tout ça… et peut-être aussi Dédé [André] Gagnon. »
Ils (et elles) sont légion à estimer que sa carrière doit ÉNORMÉMENT, voire TOUT, à ses contacts dans le milieu artistique, rappelant au passage que Dominique Chaloult, sa demi-sœur, produisait déjà La fin du monde est à 7 heures quand elle s’est jointe à l’équipe… Rafaële connaît la chanson, l’a trop entendue, de vive voix et par la bande. « J’ai 48 ans et je suis encore là. Je crois que je ne me serais pas rendue où je suis si je n’avais pas un certain talent. Et je sais que je suis capable de bien faire ce que je fais. »
Jamais ne l’a effleurée l’idée de prendre le relais du bureau Chaloult — qui n’existe plus. « Mon pire cauchemar ! Je n’ai aucune des qualités requises pour faire des relations de presse. » Idem pour le journalisme. « Ça demande une rigueur pour les faits que je n’ai pas et que je n’ai surtout pas envie d’avoir. » Elle dit avoir hérité de son père le goût d’écrire, ce besoin de travailler seule à son bureau, comme elle l’a vu faire pendant des années dans la maison familiale. Emporté par un cancer du cerveau en 2015, Georges-Hébert Germain lui a inspiré Un présent infini (Atelier 10, 2016), un essai remarquable sur des thèmes qui l’ont obsédée, la mémoire et l’oubli.
« Le sujet qui m’habite ces temps-ci ? L’importance de la communauté, au sens large, mais aussi au sens intime. Ces petites communautés qu’on tisse autour de soi dans une société de plus en plus individualiste. » Et puisqu’elle en avait long à dire là-dessus, trop pour une chronique dans La Presse, elle en a tiré Plage Laval (à paraître chez Libre Expression), sa première fiction en 13 ans.
Laurence est une Lavalloise de 48 ans. Sa mère, atteinte d’alzheimer, vit en CHSLD. (Toute ressemblance avec des faits et des personnages existants ou ayant existé…) Traductrice du norvégien, elle est larguée par Stéphane, son mari architecte. Mathilde, sa fille de 23 ans, fréquente Dina, militante chez Queers for Wildlife. Que faire ? « Tout sacrer là pour aller vivre seule dans un vieux chalet en zone inondable », décide-t-elle sur un coup de tête… qui va la mener jusqu’en Islande.
« De la chick lit ? Non. De la mom lit, à la limite. J’avais envie de raconter ce que c’est de désirer et d’être désirée pour une femme de mon âge, d’avoir une fille adulte en 2025. Et de parler de la communauté qui l’entoure. J’ai la chance d’en avoir une qui me nourrit et m’habite. Et je trouve ça magnifique. »
Avant de se quitter, on a fouiné dans la boutique, section « cartes », introuvables en pharmacie : « Chaque charrue trouve sa charogne », « Tout le monde me gosse (mais toi moins) »… Mais c’est « Prépare les Tylenol, à soir on fête ! » qui a retenu son attention. Souvenirs, souvenirs…